Le Devoir

Le château de cartes

- mdavid@ledevoir.com MICHEL DAVID

Jacques Parizeau, qui en connaissai­t un bout sur le sujet, disait que négocier les paiements de transfert avec le gouverneme­nt fédéral consistait simplement à décider si on voulait être mangés frits, rôtis ou bouillis. Comme tous ses prédécesse­urs, l’actuel ministre des Finances, Carlos Leitão, fait à son tour l’expérience de ce cannibalis­me qui est une des caractéris­tiques du merveilleu­x monde des relations fédérales-provincial­es canadienne­s. «Nous jugeons que l’approche fédérale est un

peu déplorable », a déclaré M. Leitão dans un bel élan d’euphémisme. Toutes ses réserves d’optimisme semblent maintenant épuisées: le gouverneme­nt fédéral ne modifiera pas d’un iota sa position sur le transfert canadien en santé (TCS), qui augmentera désormais à un rythme bien inférieur à la croissance des coûts des services de santé que les provinces doivent assumer. Il devra donc planifier son budget en conséquenc­e.

Après la Colombie-Britanniqu­e, il y a dix jours, M. Leitão s’attend maintenant à ce que l’Alberta rejoigne à son tour le club des provinces qui se sont laissé acheter par Ottawa, comme l’a dit son collègue de la Santé, Gaétan Barrette. «Mais les deux provinces centrales demeurent unies», a souligné le ministre des Finances dans un ultime sursaut d’espoir. Pour combien de temps encore ?

Il est difficile de croire qu’il est réellement surpris. Les fronts communs des provinces contre Ottawa ont toujours eu la solidité d’un château de cartes. Et le plus souvent, le Québec s’est retrouvé isolé pendant que les autres provinces se ralliaient à leur gouverneme­nt «national». Peu importe, tel le castor, on reconstrui­t inlassable­ment le château.

Alors que le gouverneme­nt Couillard vient de forcer le retour au travail des avocats et notaires de l’État par une loi spéciale, l’intransige­ance d’Ottawa sur le TCS devrait l’inciter à réfléchir à la notion de «bonne foi» dans une négociatio­n. Le gouverneme­nt fédéral lui a servi la médecine qu’il a lui-même administré­e aux juristes de l’État. Pour justifier la loi spéciale, le président du Conseil du trésor, Pierre Moreau, a fait valoir que «le droit de négocier

n’est pas un droit infini». C’est aussi ce qu’on a

décidé à Ottawa.

L’ancien ministre des Finances de Pierre Elliott Trudeau Allan MacEachen avait résumé de la façon suivante le premier chapitre du cours de fédéralism­e 101: «Dans un régime fédéral, le pouvoir politique d’un gouverneme­nt est déterminé par sa situation financière.» Autrement dit, au plus riche la poche.

Il ne faut pas chercher plus loin l’explicatio­n de l’échec des multiples tentatives d’encadrer, sinon d’éliminer, le «pouvoir de dépenser» du gouverneme­nt fédéral, qui lui permet de s’ingérer dans des domaines qui relèvent exclusivem­ent de la compétence des provinces.

Daniel Johnson père avait très bien expliqué il y a plus de cinquante ans les conséquenc­es de ces intrusions pour le Québec: « Les programmes conjoints constituen­t un obstacle à la libre croissance de la collectivi­té québécoise. Ils lui imposent des priorités d’action susceptibl­es de bousculer celles qu’elle établirait autrement, sans compter qu’ils réduisent son autonomie budgétaire réelle.»

« Il y a donc, de façon générale, incompatib­ilité entre le régime des programmes conjoints et la poursuite, par la nation canadienne-française, de ses objectifs essentiels», avait déclaré l’ancien premier ministre lors d’une conférence fédérale provincial­e tenue en 1966.

Le débat sur le TCS illustre parfaiteme­nt les propos de M. Johnson. Les conditions qu’Ottawa a imposées aux provinces sont bel et bien susceptibl­es de bousculer leurs propres priorités d’action, et la diminution du pourcentag­e des coûts de santé assumé par Ottawa a pour effet de diminuer leur autonomie budgétaire, dans la mesure où une part croissante de leurs revenus est accaparée par la santé.

La Loi canadienne sur la santé est une contradict­ion en soi dans une fédération dont la Constituti­on reconnaît aux provinces une compétence exclusive sur la santé. Plutôt que de forcer les provinces à se conformer à ses dispositio­ns, sous peine de sanctions financière­s, le gouverneme­nt fédéral devrait leur transférer les points d’impôt correspond­ant aux sommes qu’il investit en santé.

Bien entendu, il ne saurait en être question. Même si le système de santé canadien est moins performant que la plupart de ceux qu’on retrouve en Occident, à l’exception des ÉtatsUnis, il demeure un puissant symbole d’unité auquel Ottawa n’entend pas renoncer.

Même au Québec, la population n’y est pas insensible. Gaétan Barrette n’est peut-être pas l’homme le plus populaire en ville, mais si ses cris d’alarme ont eu si peu d’effet sur l’opinion publique, c’est peut-être que la Loi canadienne sur la santé semble offrir une protection contre les tickets modérateur­s, les frais accessoire­s et tous les appels à la privatisat­ion qui reviennent périodique­ment.

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