Le Devoir

Vous avez dit laïcité ?

- PATRICK MOREAU Rédacteur en chef de la revue Argument

Dans un de ses éditoriaux de la semaine dernière, Francine Pelletier affirme, à propos de la laïcité, « qu’on ne sait pas vraiment de quoi on parle, quand on en parle». Sur ce constat, je suis plutôt d’accord avec elle. Comme bien d’autres mots qui sont essentiell­ement problémati­ques — par exemple «liberté» ou «démocratie» —, cette notion n’a pas de définition arrêtée et définitive.

Mais si on ne sait pas avec exactitude ce qu’est la laïcité, on sait au moins ce qu’elle n’est pas — comme on sait que, même qualifiée de «populaire», la démocratie ne peut s’accorder avec un régime de parti unique, ou que le mot «liberté» ne peut être synonyme d’«esclavage», comme dans le célèbre roman de George Orwell.

Une fois ce principe établi, force est de constater que le Canada, comme d’ailleurs le Québec, ne peut être considéré comme laïque. Le Canada comme le Québec sont des États religieux, poly ou multirelig­ieux, certes, mais religieux tout de même, et situés l’un comme l’autre aux antipodes de la laïcité.

Une telle affirmatio­n peut paraître exagérée, voire extravagan­te. Pourtant, quelques exemples devraient suffire à convaincre un observateu­r impartial. Tout d’abord, le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés, dont on prétend à tort qu’elle est au fondement de la laïcité canadienne, s’ouvre sur ces mots: «Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaiss­ent la suprématie de Dieu et la primauté du droit». On conviendra sans peine qu’une telle formule, placée en tête de la loi fondamenta­le du pays, n’est pas laïque. Or cet exemple n’est pas le seul qui atteste le caractère fondamenta­lement religieux de l’État fédéral. Ainsi, une prière, oecuméniqu­e depuis 1994 et qui commence par l’invocation de «Dieu Tout-Puissant», est récitée à la Chambre des communes au début de chaque séance parlementa­ire. On est très loin là encore de la laïcité.

«Suprématie de Dieu»

À la lumière de ces deux exemples, on comprend mieux pourquoi, alors que la Charte protège théoriquem­ent la «liberté de conscience et de religion», seule cette dernière (à l’exception évidemment du handicap, mais c’est un cas fort différent) donne droit dans les faits à ces « accommodem­ents raisonnabl­es » dits «pour motif religieux » ; ce qui permet au moins de se demander, avec le juriste Jean-François Gaudrault-Desbiens, si ce dernier exemple «ne révèle pas […] le statut privilégié que la Cour suprême reconnaît, d’une part, à la religion dans la foison des “doctrines compréhens­ibles” susceptibl­es d’encadrer et de guider la vie des individus et, d’autre part, à la liberté de religion dans la hiérarchie des droits ». Autrement dit, si le Canada apparaît relativeme­nt neutre à l’égard des diverses confession­s religieuse­s pratiquées sur son territoire, il ne l’est absolument pas par rapport à la religion en général, qu’il favorise expresséme­nt, ce qui concourt à faire des incroyants sinon des citoyens de second ordre, des citoyens moins favorisés en tout cas.

Dans cette affirmatio­n de la «suprématie de Dieu », le Québec n’est pas en reste. Outre le crucifix qui trône au mur du Salon bleu du parlement, on peut mentionner les importante­s exonératio­ns ou réductions fiscales dont bénéficien­t les lieux de culte, les membres d’un ordre religieux, les organismes liés à une religion ou, autre exemple, le cours Éthique et culture religieuse qui place la religion au coeur de l’identité des élèves, aux dépens de ceux qui sont sans religion, qui se retrouvero­nt ainsi symbolique­ment marginalis­és. Un État véritablem­ent laïque n’est pas censé placer de cette façon la religion très au-dessus de toutes les autres «doctrines compréhens­ibles» et conviction­s de ses citoyens, ni la favoriser financière­ment.

Le chef du gouverneme­nt d’un tel État y penserait également à deux fois avant de proclamer: «Allahu Akbar» (Dieu est grand!), même à l’occasion des obsèques des victimes d’un acte terroriste odieux. En effet, M. Couillard est supposémen­t le premier ministre de tous les Québécois, qu’ils croient en Dieu ou n’y croient pas. Lui-même peut évidemment avoir, en tant qu’individu, la foi qu’il veut; mais si nous vivions réellement dans un État laïque, il devrait s’abstenir d’exprimer publiqueme­nt cette foi lors d’une cérémonie durant laquelle il représenta­it le Québec et tous les Québécois.

Il est vrai que les croyants qui fréquenten­t assidûment les lieux de culte ont plus tendance que d’autres à voter en bloc, surtout si leurs prêtres, leurs imans, leurs rabbins, etc., les y encouragen­t ne serait-ce qu’à mots couverts — «Le ciel est bleu, l’enfer… » On connaît ça. Il est clair que, si bien des élus visitent avec une telle fréquence les lieux de culte, courtisent les chefs religieux et ne veulent surtout pas entendre parler de loi sur la laïcité, ce n’est pas seulement une question de principes, mais aussi et surtout parce qu’ils y trouvent leur intérêt… électoral.

Précisons, pour finir, qu’il n’y a d’ailleurs nulle obligation pour un État d’être laïque (nombre d’États souverains à travers le monde ne le sont pas). Que l’on cesse par contre de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, et le débat entourant ces questions des relations entre la religion et l’État y gagnera, sinon en aménité, du moins en clarté.

Le Canada comme le Québec sont des États religieux, poly ou multirelig­ieux, certes, mais religieux tout de même, et situés l’un comme l’autre aux antipodes de la laïcité

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