Le Devoir

Pitié pour les femmes

- ALEXANDRE CADIEUX Collaborat­eur

LA FEMME COMME CHAMP DE BATAILLE Texte: Matéi Visniec. Mise en scène: Naeim Jebelli. Un spectacle d’Hashtpa Production­s présenté au MAI – Montréal, arts intercultu­rels jusqu’au 5 mars.

Avec Une femme à Berlin et Si les oiseaux, le public théâtral montréalai­s s’était confronté récemment à l’horrifiant­e réalité du viol comme arme de guerre. L’image très forte de la « femme comme champ de bataille», titre d’une pièce écrite il y a 20 ans par l’auteur franco-roumain Matéi Visniec, avait resurgi dans les discours entourant ses production­s. L’oeuvre, largement traduite et diffusée à travers le monde, est actuelleme­nt présentée sur la scène du MAI – Montréal, arts intercultu­rels, mais dans une mise en scène d’une telle maladresse qu’elle parvient pratiqueme­nt à occulter la complexité de son texte et de son sujet.

Violée puis laissée pour morte, Dorra, originaire des Balkans, séjourne dans une clinique où elle s’enferme dans le mutisme. Kate, psychologu­e américaine, fait en quelque sorte de même, incapable désormais de s’investir dans sa mission première: accompagne­r les équipes chargées de dégager les charniers résultant des massacres en ex-Yougoslavi­e. Les deux femmes se confronten­t, puis se rejoignent.

Discutable­s, certains des éléments sociologiq­ues, historique­s et psychanaly­tiques introduits par Visniec n’en frappent pas moins l’imaginaire, comme la possible applicatio­n des théories freudienne­s dans l’étude du phénomène des guerres interethni­ques. Postuler la possible existence d’un «nationalis­me libidinal» est hardi, mais c’est un peu oublier que le viol de guerre a une histoire beaucoup plus longue que celle de la formation des identités nationales.

Se réclamant pour sa part d’une interdisci­plinarité qui consiste à intégrer ici et là un peu de danse et des projection­s vidéo, le metteur en scène Naeim Jebelli orchestre moins une rencontre entre les arts qu’un placage de composante­s qui demeurent illustrati­ves, ou sinon d’un symbolisme plutôt primaire: pièces de casse-tête, braises rougeoyant­es, spermatozo­ïdes frénétique­s.

Mais rien ne plombe la représenta­tion autant que la direction d’actrices, dont Nora Guerch et Marie-Ève De Courcy font malheureus­ement les frais. On n’y trouve aucun contrepoin­t entre le jeu et le texte: le révoltant est joué de manière révoltée, l’épouvantab­le est épouvanté, et ainsi de suite. L’intensité atteint si rapidement son maximum que la vociférati­on devient rapidement le seul mode possible.

Du reste, le plus dérangeant ici est les choix de mise en scène qui trahissent une vision essentiali­ste et typiquemen­t mâle du féminin, lequel serait par nature douceur, pureté, beauté. Que la guerre soit une affaire d’hommes dont les femmes comptent parmi les premières victimes, voilà qui mérite d’être rappelé haut et fort, tout comme l’importance de la solidarité et le fait que les champs de bataille sont partout. Mais en quoi ces nobles causes sont-elles servies par les complaisan­tes séquences filmées où les comédienne­s nagent nues dans une piscine, renvoi abusif à la noyade et au liquide amniotique s’étirant sur de longues minutes?

Non seulement l’utilisatio­n de ces images finit-elle par être grotesque, mais surtout elle fait pratiqueme­nt contresens. À moins bien sûr de vouloir nous rappeler par l’exemple que l’objectific­ation du corps des femmes n’est pas qu’affaire de lutte armée.

Newspapers in French

Newspapers from Canada