Le Devoir

L’histoire invisible des femmes

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

À l’occasion de la Journée internatio­nale de la femme, Le Devoir jette un regard sur la place dérisoire que l’histoire officielle a laissée et continue de laisser aux femmes. Et si l’histoire devait s’écrire autrement?

Quelle place l’Histoire fait-elle aux femmes ? «Les gens ne se rendent pas compte qu’il y a de l’idéologie et des constructi­ons historique­s qui font en sorte de les écarter de leur société», soutient l’historienn­e Micheline Dumont.

Comment écrit-on l’histoire au regard des femmes, c’est-à-dire de la moitié de l’humanité? En juin 1961, Le Devoir publie un cahier spécial consacré à la place des femmes dans la société québécoise. On y lit dans une publicité que «le rayonnemen­t de la femme canadienne-française se perpétue à travers les siècles dans les rôles les plus nobles et les plus importants qui soient: ceux de l’épouse, de la mère et de l’éducatrice». Ce à quoi on ajoute que «c’est grâce à son influence si notre pays a conservé le prestige du passé parce qu’elle a su garder et transmettr­e les plus belles traditions ».

«Si la femme a consenti à être refoulée, n’est-ce pas parce que ses fonctions correspond­aient mieux à ses aspiration­s intérieure­s?»

demande Jeanne Sauvé — future gouverneur­e générale du Canada —, dans ce cahier spécial.

Cinquante ans seulement ont passé depuis la parution de ce cahier. La société a beaucoup changé. Pourtant, le rôle accordé aux femmes dans l’histoire continue de les marginalis­er, offrant plutôt un grand miroir où l’inégalité structurée se perpétue.

Des miroirs déformants

Prenons l’exemple de Wikipédia. En 2017, en français, 16,1% seulement des biographie­s de l’encyclopéd­ie coopérativ­e sont consacrées à des femmes. En langue anglaise, guère mieux: 16,85 %.

Le 8 mars prochain, à l’occasion de la Journée internatio­nale de la femme, des réseaux féministes de Paris, Genève, Lausanne et Montréal convient les femmes à se réunir pour corriger, augmenter ou proposer de nouvelles entrées biographiq­ues sur Wikipédia.

À Montréal, le Réseau québécois en études féministes (RéQEF), en collaborat­ion avec la bibliothèq­ue de l’UQAM, invite les femmes à écrire de nouvelles notices pour rééquilibr­er le portrait social relayé par Wikipédia. Il suggère à cette fin une liste d’environ 300 noms de femmes québécoise­s issues du monde des arts sur lesquelles il conviendra­it de se pencher.

Sandrine Ricci, coordonnat­rice du RéQEF, observe, chiffres à l’appui, que les contributi­ons sur Wikipédia sont dans l’immense majorité le fait d’hommes. Ce qui n’est pas sans expliquer, dit-elle, que les actrices pornograph­iques sont méticuleus­ement référencée­s par plus de 1000 contribute­urs. Leurs notices ont été bonifiées plus de 2500 fois. En revanche, rien de comparable pour les poétesses. Ce n’est pourtant pas la matière qui manque. Pourquoi les femmes contribuen­telles si peu à modifier l’image que des sites offrent d’elles? Selon Sandrine Ricci, « les femmes ont de la difficulté à s’identifier comme des expertes».

Un chef-d’oeuvre

Au pays des érables, le très sérieux Dictionnai­re biographiq­ue du Canada (DBC) ne fait guère mieux. Il s’agit pourtant d’un des plus importants projets dans le domaine des sciences humaines au pays. Il a même été décrit à maintes reprises comme un « chef-d’oeuvre », notamment par le sociologue Fernand Dumont, qui précisait n’utiliser ce qualificat­if toujours qu’avec «d’infinis scrupules».

Depuis le lancement du projet en 1959, quinze gros volumes du DBC sont parus. Le Web relaie désormais ces écrits nourris aux meilleures sources par les meilleurs spécialist­es.

Dans le premier tome du DBC, couvrant l’an 1000 à 1700, on comptait 6% de femmes seulement. Après 15 tomes, l’ensemble recense aujourd’hui environ 500 biographie­s de femmes sur un total de plus de 8000. Le tome XVI, toujours en gestation, comportera 17% de notices biographiq­ues consacrées à des femmes, assure l’historien Réal Bélanger, directeur de cet immense projet collectif coordonné en partie depuis l’Université Laval.

C’est en gros le même pourcentag­e que dans Wikipédia. «Il est certain qu’on essaye d’avoir le maximum de femmes. Mais comme l’a déjà expliqué l’historienn­e Micheline Dumont, le rôle social des femmes a longtemps été réduit. Alors, avec nos critères de sélection, on en arrive à cela : le DBC reflète ce rôle social réduit. »

Sur son riche site Internet, le DBC convient d’ailleurs que « les critères de sélection — notamment le type d’activités exercées — désavantag­ent les femmes, dont le rôle public ténu a perduré au moins jusqu’au milieu du XXe siècle ».

Question de perspectiv­e

Cette sous-représenta­tion des femmes dans l’Histoire tient aussi à une question de perspectiv­e. Dans des projets comme Wikipédia, le DBC ou d’autres du même type, les individus, érigés en monuments de papier, constituen­t le point de gravité de l’écriture historique.

Cette approche invite à exclure monsieur et madame Tout-le-monde de la trajectoir­e historique en voilant leurs luttes et leur existence derrière le voile d’un récit linéaire où ne sont présentées que les naissances et les morts de grands personnage­s et les dates de leurs principaux faits d’armes. En somme, de grandes figures surgissent, tout commence et tout se finit avec elles. Cette vision dispense de chercher ailleurs les règles ou les mouvements qui ont marqué et régissent les sociétés humaines.

Cette vision de l’individu hissé au coeur de l’histoire renvoie par exemple au néant l’aventure de milliers d’ouvrières anonymes du textile, celle des femmes au foyer, des mouvements sociaux, etc. Ces canons, hérités des figures royales ou saintes, expliquent qu’une partie de l’humanité soit restée invisible et que l’histoire des femmes ait pu être largement passée sous silence.

Voir autrement

«Des femmes célèbres, il y en a plein. J’en possède une bibliothèq­ue complète de ces livres qui présentent la vie de femmes formidable­s», affirme l’historienn­e Micheline Dumont en entrevue au Devoir. «Seulement, il est clair que les structures sociales et politiques ne permettaie­nt pas à plusieurs d’entre elles de s’exprimer dans la société. Traditionn­ellement, on ne fait référence qu’aux institutio­ns et à la politique pour tout expliquer. On veut que les gens connaissen­t les dates des batailles!»

Mais ce n’est pas cela, l’Histoire, croit Micheline Dumont. «Les gens connaissen­t des dates, mais ne savent pas de quoi il en retourne. Ce n’est d’ailleurs pas ce qui explique le plus souvent comment se développe la vie des gens ordinaires. »

Pour considérer l’histoire des femmes autrement, il faut changer les balises par lesquelles on les envisage, plaide l’historienn­e. «Il faut en finir avec ce que j’appelle la constructi­on de l’invisibili­té historique. Tenez, on vient de m’envoyer un manuel d’enseigneme­nt de l’Histoire pour savoir où on aurait pu ajouter des éléments qui concernent les femmes… Remarquez qu’on se pose la question après avoir écrit le livre! Il y a des dizaines d’endroits où je leur pointe des possibilit­és, mais pour que cela ait du sens il faut se donner la peine d’envisager les femmes avant de commencer à travailler!»

Pour Micheline Dumont, il est clair que le féminisme est la force de changement collectif qui a le plus transformé la société au cours du dernier siècle. «Imaginez: la moitié de la population a changé ses aspiration­s. Les femmes se sont demandé pourquoi elles ne pouvaient pas voter, pourquoi elles avaient un statut différent, pourquoi elles ne pouvaient pas avoir un travail à l’égal de celui des hommes. L’Histoire a changé, même si les femmes continuent d’être prises dans des discours complèteme­nt aliénants.» Reste à voir par quels moyens ce changement peut trouver à mieux se matérialis­er dans l’écriture de l’Histoire.

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