Le Devoir

Robert Lalonde, rencontre avec un écrivain en sursis

L’auteur dévoile de nouveaux carnets, hantés par la mort et l’échec

- CHRISTIAN DESMEULES

Loin de la ville, à l’abri de ses «porteurs d’opinions et de microbes », comme il

l’écrivait dans Le monde sur le flanc de la truite,

Robert Lalonde se réfugie dans ses lectures et dans les mots de Virginia Woolf, de Nicolas Bouvier, de Kerouac, de Thoreau, ceux de Peter Handke ou de Miron. Le romancier, acteur, dramaturge, né à Oka en 1947, se nourrit toujours autant de « l’amitié consolatri­ce des livres » pour affronter les rigueurs du temps.

Si on y retrouve une fois encore ses arbres, son petit lac, un quotidien qu’on lui envie rythmé par l’infatigabl­e spectacle de la nature, ces nouveaux carnets (les cinquièmes, après Le monde sur le flanc de la truite, Le vacarmeur, Iothéka’

et Le seul instant) semblent cette fois hantés par la vieillesse, l’échec et la mort.

D’un livre à l’autre, un même paysage, mais toujours différent. En réalité, sous les humeurs changeante­s du temps, c’est lui-même que peint Robert Lalonde, flambant nu été comme hiver au milieu de sa «savane» et devant ses lecteurs. Au coeur de La liberté des savanes, qui correspond plus ou moins à une année dans la vie de l’écrivain à partir de novembre 2015, se niche un drame retentissa­nt. Un de ses voisins de Sainte-Cécile-de-Milton, en Montérégie, a retrouvé son fils pendu dans son garage. Dès lors, catastroph­é, l’écrivain entreprend de s’adresser par écrit au jeune homme décédé — qu’il ne connaissai­t pourtant pas, admet-il.

Le choc fondateur

« J’en ai fait un personnage de fiction, confie l’écrivain, rencontré

dans un café de Granby par une tiède journée de février. Je pense que c’est Flannery O’Connor qui disait ça: si on n’a pas d’abord un choc, le lecteur n’en aura pas non plus.» Le choc que cette affaire lui a causé est palpable. « Il est clair dans mon livre, je crois, que c’est quelque chose que j’aurais très bien pu faire moimême à cet âge-là », ajoute-t-il. C’est tout cela qui s’est mis en place dans ses nouveaux carnets, en plus de la fragilité qui l’a habité pendant tout l’hiver dernier, liée à des ennuis

de santé. « C’est toujours plus facile pour moi de savoir, façon de parler, à qui je m’adresse lorsque j’écris. Quand j’ai compris que je pouvais m’adresser à lui, d’outre-tombe en quelque sorte, peu m’importait de l’avoir connu. Il est devenu ce que j’aurais aimé qu’il soit et qu’il aurait peut-être, qui sait, souhaité être lui aussi. »

C’est ce qu’il se permet de reprocher au garçon dans son livre: ne s’être donné aucune chance de regarder les choses. «Moi qui suis à l’autre bout du spectre, pour ce qui est de l’âge, j’ai eu envie de lui dire qu’il y a un certain mérite, pour peu qu’on compose avec l’échec, à toffer.» Pour Lalonde, il ne faut surtout pas prétendre connaître une chose qu’on a seulement

aperçue. «Il y a cette phrase de Christian Bobin, un écrivain que pourtant je ne fréquente pas tellement: ce qu’on sait de quelqu’un nous empêche de le connaître. C’est une phrase qui m’a frappé parce que je le crois, d’abord, mais aussi parce que ça résume pas mal mon travail.»

«Ç’aurait pu être moi», ce jeune pendu, m’avoue sans détour cet homme depuis longtemps en sursis, doté d’une «âme plus compliquée que la

poussière d’une nébuleuse», qui se démène jour après jour avec le sentiment persistant de l’échec. «L’échec, cercle de feu qu’il nous faut traverser, jour après jour, la tête en folie et le coeur arrêté. L’échec qui oblige à durer sans foi ni courage. L’échec et mat, beau temps mauvais temps», écrit-il dans La liberté des savanes, dont le titre renvoie à l’échappée provisoire qu’on permettait à l’esclave qu’on relâchait dans le monde.

Écrire, c’est se compromett­re

Aujourd’hui, alors que dans notre société atomisée et immobile chacun est dans son coin, gobant les vitamines du bonheur, les gens — et les jeunes en particulie­r, impatients et démunis — lui semblent être incapables de gérer l’échec et les conflits. «Même à l’université quand j’enseignais, c’était terrible, les étudiants étaient complèteme­nt traumatisé­s. Je leur donnais le vertige en leur disant: c’est plus compromett­ant que ça, d’écrire.»

«Je ne sais pas qui je serais, moi, s’il avait fallu qu’on me donne un mode d’emploi sur la façon de me comporter avec l’autre dans ma vie amoureuse. Je ne sais pas où je serais allé… Sans doute nulle part.»

De fil en aiguille, on glisse longuement vers l’oeuvre du Norvégien Karl Ove Knausgaard, écrivain qui en même temps fascine et exaspère Robert Lalonde. «Il y a dans la littératur­e nordique contempora­ine une incommunic­abilité entre les gens qui est insensée, qui me fait frissonner. »

Il affirme jeter les trois quarts de ce qu’il écrit, se traite de scribouill­eur, se lapide un peu. «Tous ces tiers, quarts, huitièmes de romans, de nouvelles, de récits, au fond de la boîte à bois! Tentatives, projets, visées, intentions, approches, esquisses, poussées et tâtonnemen­ts.» C’est une leçon de travail et de fausse modestie, raconte-t-il, apprise au théâtre. «La seule affaire qui ne me démoralise pas avec l’échec, c’est que j’y suis habitué. Au théâtre, 90% de ce qu’on répète est jeté. Je suis habitué à cette démarche qui fait que ça n’a pas de sens que ça soit bon tout de suite. C’est comme ça!»

Et puis, il aime réécrire: ne le plaignons pas. Les carnets le répètent : « La vie, comme l’art, c’est tout ce que nous ne pouvons pas connaître, encore moins maîtriser. »

Le temps file, la conversati­on bascule, bifurque, s’équilibre, s’épuise un peu, l’envie de fumer le reprend.

Quelques heures plus tard, en ouvrant La mort d’un père, le premier tome du vaste cycle autobiogra­phique

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