Le Devoir

Le système judiciaire doit corriger le tir, affirme Justin Trudeau

- MARIE VASTEL Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Il n’y a pas que les intervenan­ts sociaux et les juristes qui ont été renversés d’entendre un juge de Nouvelle-Écosse statuer qu’une jeune femme ivre et inconscien­te avait pu consentir à une relation sexuelle. Prenant soin de s’abstenir de commenter directemen­t la décision controvers­ée, le premier ministre Justin Trudeau a néanmoins affirmé que le système judiciaire devait améliorer le traitement réservé aux victimes d’agressions sexuelles.

La décision du juge Gregory Lenehan en Nouvelle-Écosse a créé tout un tollé. Dans un jugement rendu mercredi, le magistrat provincial a tranché que le chauffeur de taxi Bassam AlRawi n’était pas coupable d’agression sexuelle contre sa cliente, trouvée saoule, à moitié nue, les seins à l’air et inconscien­te sur la banquette arrière de sa voiture. M. Al-Rawi avait la braguette défaite et entre les mains les sous-vêtements souillés d’urine de la victime lorsqu’une policière l’a aperçu.

«Un manque de mémoire n’équivaut pas à l’absence de consenteme­nt. […] Assurément, une personne saoule peut donner son consenteme­nt», a tranché le juge Lenehan, en reconnaiss­ant qu’il ne voudrait pas que l’accusé conduise sa propre fille. À son avis, la victime aurait pu consentir à la relation sexuelle avant de perdre connaissan­ce.

Le juge Lenehan a rapidement fait l’objet d’au moins une plainte au bureau du juge en chef de la province. Deux manifestat­ions sont prévues à Halifax la semaine prochaine.

« Nous devons nous assurer que [...] les victimes d’agressions sexuelles sont traitées correcteme­nt dans un système judiciaire qui leur offrira un procès équitable et qui donnera de réelles conséquenc­es aux agresseurs » Justin Trudeau, premier ministre du Canada

Appel de Trudeau

Justin Trudeau n’a pas voulu commenter «une cause précise, surtout pas une qui soit de juridictio­n provincial­e». Mais le premier ministre s’est permis de marteler que «l’agression sexuelle est inacceptab­le» au travail, à la maison, dans la société. «Nous devons nous assurer que, lorsqu’elles choisissen­t de dénoncer [leur agresseur], les victimes d’agressions sexuelles sont traitées correcteme­nt dans un système judiciaire qui leur offrira un procès équitable et qui donnera de réelles conséquenc­es aux agresseurs. […] Nous allons continuer de demander des améliorati­ons et d’encourager des changement­s d’attitudes quant à la façon dont nous traitons les survivants d’agressions sexuelles, et pour que soit améliorée la façon dont nous parlons de consenteme­nt», a déclaré M. Trudeau.

Le service des poursuites pénales de la Nouvelle-Écosse étudie la décision avant de déterminer s’il portera la cause en appel.

L’interpréta­tion du consenteme­nt du juge Lenehan ne semble pas cadrer avec celle de la Cour suprême, qui a statué en 2011 que le consenteme­nt doit être libre, éclairé et continu, rappelle Rachel Chagnon, professeur­e en sciences juridiques à l’UQAM. «Une personne inconscien­te n’est pas en mesure de consentir. C’est écrit noir sur blanc. […] Le juge s’obstine à parler de potentiel consenteme­nt. Cela relève, selon moi, beaucoup plus des préjugés contre les jeunes femmes qui se saoulent dans un party bien arrosé que d’une bonne applicatio­n du droit.»

Dominique Raptis, intervenan­te sociale au Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel de l’Ouest-de-Montréal, déplore que le jugement « démontre qu’il y a encore des préjugés dans le système judiciaire ». Et que les conclusion­s puissent «faire en sorte que des femmes qui ont vécu le même genre de situations décident peut-être de ne pas porter plainte».

La chef par intérim du Parti conservate­ur, Rona Ambrose, a justement déposé un projet de loi qui obligerait les futurs magistrats fédéraux à suivre des formations sur les mythes et stéréotype­s liés aux plaintes pour agression sexuelle.

Que le début

« C’est plus que nécessaire. Ce n’est qu’un début», selon la Dre Natacha Godbout, professeur­e en sexologie à l’UQAM. Les juges devraient en outre être sensibilis­és aux réactions psychologi­ques des victimes — trous de mémoire, dissociati­on —, «qui vont avoir un impact direct sur le témoignage, la crédibilit­é».

Le cas du juge Lenehan n’est pas sans rappeler celui du juge albertain Robin Camp, qui avait demandé à une victime d’agression sexuelle pourquoi elle n’avait pas fermé les jambes. Le juge fédéral fait l’objet d’une procédure de destitutio­n, qu’il conteste.

Le Québec affiche un taux de condamnati­ons en matière d’agressions sexuelles parmi les plus élevés au pays, mais un taux «anormaleme­nt élevé de rejet des plaintes», note Mme Chagnon. «On a un problème de filtrage, avant que les décisions arrivent devant les tribunaux. » Le Québec n’a pas connu récemment de jugement de ce genre. «C’est sûr que, si vous amenez seulement des cas exemplaire­s, il n’y aura pas un juge qui va mal paraître», résume l’experte en sciences juridiques.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR

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