L’indomptable menace de la carpe asiatique
En confirmant cette semaine la présence de la carpe asiatique dans les eaux du Saint-Laurent, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) a admis que le Québec est désormais directement exposé à une nouvelle espèce envahissante qui pourrait causer des dégâts d’une ampleur sans précédent dans les écosystèmes de nos cours d’eau. Or, pour le moment, aucune mesure mise en place en Amérique du Nord n’est venue à bout de cette menace.
La première sonnette d’alarme publique est survenue un peu par hasard, en mai 2016. Il y a donc moins d’un an. Un pêcheur a alors capturé accidentellement une imposante carpe de roseau mesurant plus d’un mètre et pesant plus de 60livres. Un poisson de grande taille, donc, mais qui constitue la norme pour l’espèce.
Si tout portait alors à croire qu’il pouvait s’agir d’un spécimen solitaire et explorateur, selon le MFFP, une équipe de biologistes travaillait déjà à l’élaboration des premières phases d’un plan de lutte contre la carpe asiatique. C’est d’ailleurs cette équipe qui a mené la campagne
d’échantillonnage visant à détecter la présence de carpes asiatiques par analyse d’ADN environnemental, une technique particulièrement sensible et efficace pour détecter la présence des espèces envahissantes, même en faible abondance.
Parmi les 110 secteurs échantillonnés, situés essentiellement le long du fleuve Saint-Laurent, entre le lac Saint-François et le lac SaintPierre, 16 sites ont permis de confirmer la présence de la carpe de roseau. Des résultats qui témoignent de l’arrivée de l’espèce au Québec. Le doute — ou l’espoir — qui subsistait après la capture d’une carpe au printemps 2016 n’est plus possible. La présence de l’espèce a même été confirmée dans la partie aval de la rivière Richelieu et de la Saint-François.
Ces constats font craindre le pire pour les années à venir, puisque toute la partie fluviale du Saint-Laurent offre un milieu de vie qui permettrait la reproduction de la carpe de roseau, de la frontière de l’Ontario jusqu’à la région de Québec. Cela signifie aussi que plusieurs rivières sont directement menacées, et ce, tout le long du fleuve. La carpe de roseau, qui dévore les herbiers, risque en effet d’anéantir d’innombrables habitats essentiels pour les espèces indigènes du Québec. Et comme son rythme de croissance est très rapide, elle devient vite trop grosse pour constituer une proie pour ces mêmes espèces déjà présentes dans le fleuve, les rivières et les lacs.
Envahisseur opportuniste
Pire, la carpe de roseau ne pourrait être que la première de trois espèces de carpes asiatiques à envahir les milieux aquatiques du sud de la province. «Le front de colonisation des carpes argentées et à grosse tête n’est qu’à quelques kilomètres des Grands Lacs, et ce, à plusieurs endroits, y compris près de l’entrée du canal de Chicago », a souligné cette semaine le MFFP. La carpe argentée, qui a annihilé les autres espèces de poisson dans certains cours d’eau aux États-Unis, est surtout connue pour sa propension à sauter hors de l’eau lorsqu’elle est effarouchée. C’est elle qu’on peut voir dans des vidéos où on aperçoit des centaines de poissons bondissant hors de l’eau.
Prévenir l’arrivée, puis l’implantation au Canada et au Québec de ces trois espèces de carpes risque toutefois d’être très difficile, voire impossible. Celles-ci sont déjà bien présentes dans les cours d’eau du nord des États-Unis, où elles se sont propagées après avoir été introduites accidentellement dans le sud du pays dans les années 1970.
« Les vecteurs potentiels d’introduction des carpes asiatiques sont multiples et découlent de processus naturels et d’activités humaines», reconnaît lui-même le MFFP.
Les voies d’invasion naturelles en eaux canadiennes incluent la connexion artificielle entre le Mississippi et les Grands Lacs, mais aussi le lien unissant le fleuve Hudson au lac Champlain, puis à la rivière Richelieu.
Le pire est à venir
Certaines activités humaines posent aussi des risques, selon le ministère, dont l’utilisation de poissons-appâts vivants, l’importation et le commerce illégaux de carpes asiatiques vivantes et la pratique de rituels impliquant le relâchement de poissons vivants dans un milieu naturel. Pour le moment, il est toutefois impossible de déterminer précisément comment sont arrivées les carpes de roseau dont la présence a été détectée dans le fleuve Saint-Laurent.
Ce qu’on sait, cependant, c’est que les moyens mis en place pour tenter de freiner leur arrivée, depuis les États-Unis, se sont probablement avérés inefficaces. Au début des années 2000, par exemple, Washington a financé la construction d’une barrière électrique dans le canal de Chicago, qui est connecté au lac Michigan. En 2013, le gouvernement a aussi ajouté 50 millions de dollars supplémentaires dans diverses mesures de lutte.
Malgré cela, la présence de la carpe asiatique a non seulement été détectée dans les Grands Lacs, mais son arrivée a été confirmée en janvier dernier par Pêches et Océans Canada. Le ministère prévient aussi que
«les conséquences écologiques de la présence de la carpe de roseau dans la plupart des zones du bassin des Grands
Lacs pourraient être extrêmement graves dans les 50 prochaines années ».
Le MFFP a fait écho à ces inquiétudes cette semaine en expliquant que «l’établissement des carpes asiatiques dans la seule région des Grands Lacs pourrait causer des pertes de plusieurs milliards de dollars en retombées économiques en raison des impacts négatifs qu’elles généreraient sur les industries de la pêche sportive et de subsistance, les pêcheries commerciales, la navigation de plaisance et le tourisme, en plus de risquer de causer des problèmes sanitaires d’envergure». Qui plus est, a prévenu le ministère, «des impacts semblables à ceux évalués pour la région des Grands Lacs sont attendus au Québec».
Redoubler d’efforts
Pour le moment, le gouvernement du Québec ne sait toutefois pas quels moyens seront envisagés ou mis en place pour tenter d’empêcher l’invasion de la carpe asiatique. En réponse à une demande d’entrevue du Devoir, le MFFP a indiqué vendredi que les spécialistes du ministère en sont à développer «l’expertise» nécessaire pour mieux détecter la présence de la carpe, mais aussi surveiller son éventuelle propagation.
Tout indique d’ailleurs que la présence de la carpe de roseau est plus importante que ce qui avait été anticipé. Selon ce qu’a expliqué Véronik de la Chenelière, de la direction de l’expertise sur la faune du ministère, les constats des derniers mois forcent d’ailleurs le ministère à «déployer plus d’efforts». «On travaille à réorienter notre programmation pour l’été prochain, afin de travailler plus concrètement à documenter la situation, à préciser certains risques et à faire des recommandations pour des actions concrètes.»
Biologiste et coordonnateur de l’équipe du MFFP sur les carpes asiatiques en 2016, Michel
Legault a toutefois déjà prévenu des faibles possibilités d’éliminer la carpe si elle s’implante ici. «Si on parle d’éradiquer ces espèces, dans un milieu comme le Saint-Laurent, c’est très peu probable. Ce serait mentir que de dire que nous avons une méthode extraordinaire pour intervenir. Ce n’est pas le cas», expliquait-il l’an dernier au Devoir. Tout au plus, il faudra essayer de «limiter la propagation» pour tenter de protéger le plus possible la faune aquatique indigène du Québec.