Le Devoir

Philosophi­e: les fausses nouvelles dans l’oeil de l’écrivain italien Umberto Eco

Comment percevrait-il les tweets de Donald Trump, passé de « menteur de l’année » à président des États-Unis ?

- MATHIEU-ROBERT SAUVÉ Journalist­e et auteur

Plusieurs années avant la création de l’expression « faits alternatif­s» par la conseillèr­e présidenti­elle américaine Kellyanne Conway, le 22 janvier 2017, l’écrivain italien Umberto Eco (1932-2016) semble avoir anticipé l’ampleur que prendrait cette notion. Son dernier roman, Numéro zéro, préfigure l’ère des fausses nouvelles.

Une équipe de journalist­es chevronnés est engagée pour rédiger un journal qui fera sensation. Voilà le projet de Domani («demain» en italien), le quotidien imaginé dans ce roman paru en 2015. On y suit le reporter-vedette de l’équipe, un pigiste sans contrat, ravi de trouver un défi profession­nel à sa mesure… et une paie toutes les deux semaines.

Éditoriaux, reportages d’enquête, chroniques, critiques littéraire­s et section culturelle feront le bonheur des lecteurs, qui en redemander­ont. Sauf que le journal ne paraîtra jamais. L’éditeur le sait, le rédacteur en chef le sait, toute l’équipe s’en doute. Rien n’oblige donc personne à publier de vraies nouvelles, à vérifier les faits et à respecter quelque code de déontologi­e de façon à offrir au public une informatio­n de qualité — et à prévenir les poursuites en diffamatio­n. Numéro zéro, c’est une caricature du système médiatique tel qu’il apparaît dans l’Italie post-Berlusconi. Une caricature à la sauce Eco, c’est-à-dire au confluent de l’histoire, de la philosophi­e et de la critique sociale.

Umberto Eco est mort quelques mois avant l’élection présidenti­elle américaine de novembre 2016. Mais son oeuvre — dont Numéro zéro est la dernière pièce — peut aider à comprendre le glissement rhétorique actuel. « Le thème du faux, de son emprise sociale, du pouvoir de séduction qu’il exerce même sur ceux qui ont été avertis de son caractère nuisible constitue l’un des thèmes majeurs de son oeuvre narrative », écrit Alessandro Leiduan dans un texte sur Eco paru en 2011 et intitulé « Pour une sémiotique du mensonge». Selon lui, le rapport ambigu de l’homme à l’égard du faux est « fait de répulsion et d’attirance, d’incrédulit­é et de crédulité, de méfiance et de confiance ».

Plus encore, Eco prétend qu’historique­ment, le faux a toujours remporté plus de victoires que le vrai, rappelle Leiduan en citant son ouvrage La force du faux. Alors qu’on s’attendrait à ce que les menteurs soient dénoncés et jetés hors des temples du pouvoir, l’histoire nous rappelle que ceux-ci ont régné plus souvent qu’à leur tour. «À côté de ceux qui ont critiqué, condamné et persécuté le faux, il y a toujours eu ceux qui ont succombé à son pouvoir de séduction ou qui ont adhéré volontaire­ment aux idées, aux croyances et aux pratiques qui avaient été qualifiées de “fausses”.»

De «menteur de l’année» à chef d’État

Alors qu’il était candidat à la présidence des États-Unis, Donald Trump a remporté le titre peu enviable de «menteur de l’année 2015 » conféré par le média électroniq­ue Politifact. La raison: ses déclaratio­ns étaient truffées d’inexactitu­des, de faussetés, voire des deux à la fois. Par exemple : « Le concept de réchauffem­ent climatique a été créé par les Chinois afin de rendre l’industrie américaine non compétitiv­e» (6 novembre 2012) ou «Blancs tués par des Blancs: 16%. Blancs tués par des Noirs : 81 % » (22 novembre 2015). La première affirmatio­n est fallacieus­e, car le réchauffem­ent climatique est un consensus scientifiq­ue rendu public en 1988 par le Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat. Quant à la seconde, c’est une imposture: les statistiqu­es américaine­s font état de 82,4 % de Blancs tués par des Blancs et de 14,8 % tués par des Noirs. L’inverse !

Mentir ne l’a pas empêché de remporter la course présidenti­elle. S’est-il ajusté depuis ? Pas le moins du monde. Les reporters de Politifact­s (honorés par un prix Pulitzer en 2009 pour leurs enquêtes consistant à vérifier les affirmatio­ns des politicien­s) ont étudié 370 déclaratio­ns publiques de M. Trump et recensé dans le lot à peine 4% de déclaratio­ns vraies, alors que 12% étaient «en partie» vraies et 14%, «à moitié» vraies. Une déclaratio­n sur deux était principale­ment fausse (52%) et une sur cinq était totalement fausse (19 %).

En rétrospect­ive, sept déclaratio­ns de Trump sur dix sont donc erronées. Pourtant, ses 20 millions d’abonnés reçoivent ses messages quotidiens sans le filtre de la vérificati­on des faits. Ce qui pose problème, car les faussetés ont autant de pénétratio­n, voire plus encore, que les vérités à l’ère des réseaux sociaux. Le mensonge est un virus puissant.

Pour s’en convaincre davantage, rappelons une étude de BuzzFeed, relayée par ICI Radio-Canada, voulant que «les fausses nouvelles entourant les élections américaine­s ont généré sur Facebook un taux d’engagement plus élevé que les vraies nouvelles des médias officiels, comme le New York Times, le Washington Post, NBC News et d’autres». Au total, les 20 pires canulars de 2016 (dont «Le pape François appuie Donald Trump à la présidence », un pur délire) ont engrangé 8,7 millions d’interactio­ns contre seulement 7,3 millions pour les nouvelles dignes de ce nom.

Eco et les «faits alternatif­s»

Les médias sont les « ennemis des Américains», lançait le président Trump le 17 février 2017. «Je suis ici pour faire passer mon message directemen­t au peuple […] car nombre de journalist­es de notre pays ne vous diront pas la vérité», a-t-il repris, évoquant «un niveau de malhonnête­té hors de contrôle ».

L’antagonism­e qu’on constate actuelleme­nt entre la vision présidenti­elle du travail des journalist­es et le droit public à une informatio­n crédible nous amène à nous interroger sur la distinctio­n entre le vrai et le faux. Bien que nous puissions avoir une connaissan­ce instinctiv­e de la différence entre les deux, il est difficile de la mesurer de façon empirique. La vérité comme le mensonge sont des fictions anthropiqu­es.

Que penserait Umberto Eco des fausses nouvelles et des «faits alternatif­s» qui sont les plus récentes exaltation­s du chef d’État? Interrogé là-dessus à l’Université de Toulon, M. Leiduan répond : «Je pense qu’il aurait dit que les nouvelles en question sont les plus difficiles à démentir, surtout si les personnes qui les colportent prennent soin de ne pas s’appuyer sur des données empiriques comme un document écrit. S’il existe un document qui sert d’appui à la diffusion d’une nouvelle, vous avez toujours la possibilit­é de délégitime­r cette nouvelle en dénonçant le caractère non authentiqu­e du document en question », explique le professeur.

Celui-ci donne l’exemple de Lorenzo Valla, humaniste italien du XVe siècle, qui a pu démontrer que la Donatio Constantin­i, par laquelle les papes prétendaie­nt que l’empereur Constantin leur avait délégué le pouvoir, était un faux document, fabriqué de toutes pièces quelques siècles après la mort de l’empereur. «Or, selon Eco, les fausses nouvelles les plus redoutable­s sont celles qui s’appuient sur des racontars, des témoignage­s indétermin­és, voire sur des oeuvres de fiction. Les nouvelles ne doivent pas être “vraies”, il suffit qu’elles soient “vraisembla­bles”. Les gens ne veulent apprendre des journalist­es que ce qui peut flatter leurs croyances, surtout s’il s’agit de croyances qui n’ont aucune légitimati­on empirique», indique-t-il.

Qui fabrique la vérité?

La vérité est affaire de pouvoir et de consensus. Dans une secte apocalypti­que, la fin du monde est prévue pour une date déterminée par le gourou, et les membres adhèrent à cette vérité. Hors de la secte, celle-ci semblera délirante. Mais plus on est nombreux à adhérer à une idée — délirante ou pas —, plus celle-ci se rapproche de la vérité. Nul ne remet en question la valeur d’un billet de 20$. Celui-ci a une valeur deux fois supérieure au billet de 10$ et cinq fois inférieure au billet de 100$. Pourtant, le même papier sert à imprimer ces devises; seuls les symboles imprimés diffèrent. C’est parce que nous nous entendons sur cette symbolique que le système monétaire fonctionne. Au XXIe siècle, on atteint un niveau supplément­aire d’abstractio­n en effectuant nos échanges commerciau­x par des transactio­ns virtuelles.

La nature ne connaît ni vérité ni mensonge. L’esprit humain tente de départager l’une de l’autre lorsqu’il interprète la réalité. La vérité historique est recherchée par l’historien à partir des traces du passé ; la vérité scientifiq­ue est celle qu’on peut démontrer par l’expériment­ation et qu’on peut répéter ; en droit, la vérité est ce qui peut être prouvé.

Par l’intermédia­ire des médias, les journalist­es sont actuelleme­nt les derniers garde-fous de la vérité sociale. Ils cherchent à présenter les faits sans orientatio­n idéologiqu­e afin de laisser le citoyen se construire une idée lucide du monde qui l’entoure. Dans la guerre que livre Donald Trump à la presse libre, il y a la négation de ce rempart de la démocratie. Manifestem­ent, cette stratégie ne lui nuit pas. Il n’a pas eu besoin de rallier les éditoriali­stes à sa cause puisque seulement six journaux aux États-Unis ont pris position en sa faveur, contre 200 pour Hillary Clinton.

Mais quand le président des États-Unis affirme en conférence de presse que les médias ne sont pas crédibles, on peut s’attendre à ce que cette fiction prenne corps dans l’opinion publique. Qu’on le veuille ou non, le président Trump crée la vérité.

Le moyen de communicat­ion de prédilecti­on de Donald Trump est le réseau Twitter. Jadis, les présidents devaient mobiliser les réseaux de télévision pour s’adresser à la nation ; ils ne le faisaient en général que lors de crises majeures. Avec Twitter, les courts messages présidenti­els sont envoyés directemen­t à ses abonnés sans transiter par le Conseil privé ou le service des communicat­ions. Voilà un chef d’État qui parle directemen­t à ses électeurs plusieurs fois par jour, non pour les renseigner sur sa gouvernanc­e, mais pour les orienter idéologiqu­ement.

Domani

le jour! ne verra pas

En principe, un numéro zéro précède l’édition inaugurale. C’est une formule utilisée dans la presse pour identifier la maquette d’une nouvelle publicatio­n. Sauf que, dans le livre du maître de la sémiotique, c’est une métaphore. « Donc nous ferons un quotidien, lance l’éditeur à la réunion de production. Pourquoi Domani ? Parce que les journaux traditionn­els racontaien­t, et malheureus­ement racontent encore, les nouvelles de la veille au soir […] par conséquent les journaux racontent toujours ce que l’on sait déjà, et voilà pourquoi ils [se] vendent de moins en moins. »

De quoi un journal doit-il parler alors? demande une journalist­e de la salle. « Nous parlerons de ce qui peut advenir demain, avec des articles de fond, des supplément­s d’enquête, des anticipati­ons inattendue­s.»

Les faits? On ne s’en souciera guère puisque Domani ne verra jamais le jour. Des commentair­es? Écrivez à Robert Dutrisac: rdutrisac@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo ou du Devoir d’histoire : www.ledevoir.com/ societe/le-devoir-de-philo.

de philo du 4 février dernier de Jean Grondin, intitulé «Peut-on défendre Heidegger ? », a suscité plusieurs réactions. Nous avons publié le 16 février dans nos pages une réplique à ce texte, signée Hélène Tessier. Nous publions aujourd’hui sur

deux autres répliques consacrées à ce même texte de Jean Grondin, signées de deux spécialist­es de Heidegger, Paul Catanu, enseignant de sciences humaines au Collège Champlain à Saint-Lambert («L’oeuvre de Heidegger sera toujours teintée par ce que nous savons de l’homme »), et François Rastier, directeur de recherche au CNRS à Paris («Des affirmatio­ns surprenant­es sur Heidegger »).

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MATHIEU-ROBERT SAUVÉ Mathieu-Robert Sauvé est journalist­e et auteur.
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