Le Devoir

Quels motifs possibles à l’origine du mystérieux assassinat de Kim Jong-nam ?

- LAURENCE DEFRANOUX ZHIFAN LIU

Affaissé dans le dispensair­e de l’aéroport de Kuala Lumpur, son t-shirt relevé laissant voir son large ventre, les yeux clos… Sur sa dernière photo, prise quelques minutes avant sa mort, Kim Jongnam, le demi-frère du leader nordcoréen Kim Jong-un, n’avait plus rien du flambeur globe-trotter qui posait dans un palace parisien en janvier, une coupe de champagne à la main. Fils aîné de Kim Jong-il, petit-fils du fondateur de la République populaire de Corée du Nord, Kim Il-sung, il aura mené une vie marquée par le luxe et le rejet, l’adoration et l’exil.

Né de l’idylle de Kim Jong-il avec l’actrice Song Hye-rim (l’«Adjani nord-coréenne», comme la surnomme l’historien Pascal Dayez-Burgeon, spécialist­e des deux Corées), il est le chouchou de son père et programmé pour lui succéder à la tête du pays: « L’aîné

perpétue le culte des ancêtres.» Sa mère est issue d’une famille de propriétai­res terriens du Sud, ennemis désignés du régime. Sa naissance n’est donc pas reconnue par le patriarche Kim Il-sung. Tenu à l’écart de la famille officielle, élevé dans des palaces, il étudie en Suisse et au lycée français de Moscou. Mais Kim Jong-il désespère de ce fils plus fasciné par la bonne viande, l’alcool et les femmes que par les arcanes du pouvoir.

En 2001, c’est sous le nom de Pang Xiong, «Gros Ours» en chinois, que le fils indigne est arrêté à Tokyo avec un faux passeport dominicain, en route pour le Disneyland local. Kim Jong-il se saisit de ce prétexte et l’écarte au profit de son troisième fils, Kim Jong-un. Depuis, Kim Jong-nam vivait en exil entre Singapour, Macao et Pékin, père de trois enfants issus d’une double vie. Il aurait déjà échappé au moins à deux tentatives d’assassinat, en 2009 et 2012. Le jour de sa mort, il voyageait pourtant sans garde du corps, avec un passeport nord-coréen au nom de « Kim Chol ».

Macao, capitale du vice

Un riche homme d’affaires, une vodka-martini à la table de poker d’un casino. La scène n’est pas tirée d’un James Bond à Macao: c’était le quotidien de Kim Jongnam. Il avait fait de l’île chinoise, capitale mondiale du jeu, son lieu de villégiatu­re favori. Le playboy bedonnant était un habitué du Grand Lisboa Hotel, propriété du magnat du jeu Stanley Ho, proche du pouvoir nord-coréen et le seul à avoir été autorisé à ouvrir un casino dans le pays. Kim Jong-nam était-il un agent à la solde de son demi-frère? Juliette Morillot, coauteure de La Corée du Nord en 100 questions, l’assure: «Il avait pas mal fricoté à Macao.» Et aurait pu aider à renflouer les caisses de Pyongyang, toujours en quête de devises étrangères. «Jong-nam était un mafieux vivant avec l’argent du régime. Il était rentré plusieurs fois en Corée du Nord et avait continué à faire affaire avec son père» jusqu’à sa mort, en 2011, confirme Pascal Dayez-Burgeon. En 2005, les ÉtatsUnis avaient gelé 24 millions de dollars d’avoirs nord-coréens de la Banco Delta Asia, banque macanéenne accusée de blanchimen­t d’argent et de crimes financiers au profit de Pyongyang.

Le lieu du crime

Il est 9 h du matin. Kim Jongnam, veste claire et sac à l’épaule, cherche sur le tableau d’affichage de l’aéroport internatio­nal de Kuala Lumpur le vol de 10h50 pour Macao. Il marche tranquille­ment dans le hall, quand deux femmes arrivent de directions opposées et lui appliquent un produit sur le visage. Pourquoi en Malaisie? Peut-être parce que le pays était, jusqu’au 2 mars, l’un des rares où les Nord-Coréens pouvaient encore se rendre sans visa. Quatre d’entre eux auraient assisté à l’attaque avant de s’envoler pour Pyongyang via Jakarta, Dubaï et Vladivosto­k. La notice rouge d’Interpol lancée par la police malaisienn­e est arrivée trop tard pour les cueillir en vol. Les enquêteurs demandent à entendre trois autres Nord-Coréens, dont une huile de l’ambassade à Kuala Lumpur. Entre les deux anciens pays amis, les relations se détérioren­t à grande vitesse. Kuala Lumpur a donc annulé l’exemption de visas bilatérale. Malgré ses demandes, Pyongyang n’est pas autorisé à participer à l’enquête, et qualifie d’«illégale» l’autopsie, et d’«absurde» la thèse de l’empoisonne­ment. La Corée du Nord n’a toujours pas donné de nom au «citoyen» dont elle réclame la dépouille, et le fils aîné de Kim Jong-nam, qui devait venir reconnaîtr­e le corps de son père, n’est jamais arrivé.

L’arme du crime

Il n’a fallu que 20 minutes à l’agent VX pour abattre ce gaillard de 45 ans. Le mode opératoire rappelle celui du parapluie à capsule de ricine dont a été victime en 1978 le dissident bulgare Georgi Markov, ou des sushis au polonium fatals en 2006 à Alexander Litvinenko, ex-agent des services secrets russes réfugié à Londres. Le VX, cet agent neurotoxiq­ue dix fois plus puissant que le gaz sarin, est d’ailleurs une invention britanniqu­e de 1952, développée dans la foulée par les Américains. Indolore, incolore et à la texture huileuse, le VX s’attaque au système nerveux et entraîne deux arrêts: cardiaque d’abord, puis respiratoi­re. Sur la peau, 5 milligramm­es de cet agent, classifié arme de destructio­n massive par l’ONU, suffisent pour tuer un adulte de 70 kg. La Convention internatio­nale sur l’interdicti­on des armes chimiques (CIAC) avait prévu la destructio­n des stocks. Mais la Corée du Nord n’en est pas signataire.

Les empoisonne­uses

Sur les images des caméras de surveillan­ce, une des deux femmes qui agressent Kim Jong-nam porte un tricot blanc portant trois lettres noires: «LOL». Doan Thi Huong savait-elle qu’elle commettait un meurtre? Selon son frère, cette Vietnamien­ne de 28 ans avait quitté les rizières où trimait sa famille pour étudier la pharmacolo­gie à Hanoï. Pour la fête du Têt, en janvier, elle avait emprunté de l’argent à sa belle-mère mais n’avait pas mentionné ses poses photoshopé­es en bikini à un spectacle de moto de Hanoï. Employée selon la police dans «un lieu de divertisse­ment» en Malaisie, Doan Thi Huong prenait en photo ses chambres d’hôtel et de jolis plats au restaurant, qu’elle publiait sur sa page Facebook sous le nom de «Ruby Ruby». Quatre jours avant le meurtre, elle a mis en ligne un selfie où elle minaude, poupée en salopette de jean avec le fameux tricot «LOL». Sur sa page, on trouve aussi une photo de coupe de glace multicolor­e et celle d’un nounours posé sur l’oreiller d’une chambre anonyme. Un de ses statuts, écrit dans un coréen approximat­if, dit «je t’aime, tu me manques». Maladroite­ment décolorée en blonde, elle a été arrêtée le surlendema­in, affirmant qu’elle avait cru participer à un vidéo gag contre «100dollars en monnaie locale proposés par quatre hommes ».

L’autre suspecte, l’Indonésien­ne Siti Aisyah, arrêtée un jour plus tard, affirme qu’elle ne connaissai­t pas Doan Thi Huong. Sur une vidéo mise en ligne par CNN, on la voit fêter son anniversai­re la veille de l’attaque, son grand sourire révélant un appareil dentaire. Cette jeune maman dit avoir été payée 90dollars pour lancer de « l’huile pour bébé» pour une caméra cachée. Inculpées de meurtre, elles risquent la pendaison.

Les mobiles

La vengeance du frère : Kim Jongnam aurait été éliminé par son demi-frère, qui le voyait toujours comme un rival. Grande connaisseu­se du pays, Juliette Morillot n’est pas convaincue: «Il était en dehors de tout, la plupart des NordCoréen­s ne le connaissen­t même pas. Il n’était ni activiste ni engagé politiquem­ent. » Et même si Jongnam était très proche de son oncle Jang Song-taek, exécuté en 2013, et critiquait dans les médias le régime de son demi-frère, il bénéficiai­t toujours d’un passeport diplomatiq­ue.

La stratégie politique: Kim Jong-un aurait éliminé son aîné car Pékin prévoyait de le mettre au pouvoir à sa place. Mais, pour Pascal DayezBurge­on, la Chine ne cherche pas à renverser le pouvoir actuel: «Au contraire, Kim Jong-un est une bonne chose pour Pékin. C’est lui l’épouvantai­l, le méchant d’Asie. »

L’avertissem­ent: Les services secrets sud-coréens laissent entendre que Kim Jong-nam cherchait à faire défection et à rejoindre Séoul, six mois après la fuite du numéro 2 de l’ambassade nord-coréenne à Londres. L’éliminatio­n spectacula­ire de Kim Jong-nam tiendrait alors de l’avertissem­ent clair aux traîtres en puissance et d’une démonstrat­ion de force qui prouverait ainsi au monde que la Corée du Nord a des armes chimiques et qu’elle sait les manipuler.

Les triades chinoises : Homme d’affaires sans charisme, Kim Jongnam menait une vie bling-bling. « Il était perclus de dettes et trempait dans des affaires pas très claires avec des Nord-Coréens dans toute l’Asie », affirme Juliette Morillot. L’infortuné aurait-il froissé les triades chinoises?

La fausse piste : «Une seule chose est sûre, affirme Juliette Morillot. Le mode opératoire porte la signature de la Corée du Nord. Mais le timing, l’endroit et le modus operandi sont tellement maladroits, le crime est tellement signé, que ça en devient louche.» À qui profiterai­t alors cette mise en scène ? La journalist­e remarque que les images de l’aéroport ont été diffusées par Fuji TV, une chaîne nationalis­te japonaise : « Pour l’instant, cela permet surtout à la Corée du Sud et au Japon de diaboliser la Corée du Nord, au moment où Kim Jong-un pouvait prétendre à un autre dialogue avec Trump.»

Par ailleurs, s’il était prouvé que le poison a été introduit en Malaisie via une valise diplomatiq­ue, la Corée du Nord pourrait se voir interdite de représenta­tions à l’étranger, au moment où elle cherche justement la reconnaiss­ance diplomatiq­ue. L’agence de presse officielle nord-coréenne a de son côté accusé la Malaisie d’être responsabl­e du décès de «Kim Chol», et de comploter avec la Corée du Sud.

Le faux pas: Le commandita­ire pourrait venir de Corée du Nord, mais ne pas être Kim Jong-un… «L’appareil politique est tellement cloisonné qu’il a pu y avoir un hiatus de commandeme­nt, ce qui dénoterait une certaine faiblesse à la tête du pouvoir. Mais le pays est tant miné par les querelles de clans, il y a eu tant de purges, de personnes écartées, qu’une vengeance personnell­e est aussi possible. On est dans le flou total», soupire Juliette Morillot.

Les enquêteurs malaisiens donnant des informatio­ns au comptegout­tes, les rumeurs les plus folles circulant sans cesse, le mystère ne sera peut-être jamais résolu. Mais il vient envenimer encore un peu plus les relations de la Corée du Nord avec ses voisins, à un moment où la stabilité de la région est particuliè­rement menacée.

 ?? MOHD RASFAN AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Les deux femmes suspectées d’avoir lancé un agent toxique sur Kim Jongnam, dont Siti Aisyah (au centre, sur la photo), risquent la pendaison.
MOHD RASFAN AGENCE FRANCE-PRESSE Les deux femmes suspectées d’avoir lancé un agent toxique sur Kim Jongnam, dont Siti Aisyah (au centre, sur la photo), risquent la pendaison.

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