Le Devoir

La poussière après Suie retombée

Retour sur les controvers­es qui ont embrasé la dernière création de Dave St-Pierre

- CATHERINE LALONDE

«On n’a pas parlé d’Anne Le Beau, on a peu parlé de Suie, on a parlé essentiell­ement du scandale», déplore Pierre Des Marais, directeur artistique et général de Danse Danse, invité à revenir sur les controvers­es qui ont embrasé tout autant que miné les représenta­tions de la plus récente chorégraph­ie de Dave SaintPierr­e, commandée, coproduite et portée par la danseuse d’expérience Anne Le Beau. Au-delà du formidable effet de ressac médiatique qui en a résulté, c’est en effet la relation entre le créateur, le diffuseur et le public qu’il faut aujourd’hui penser.

Il est toujours bon qu’on parle davantage de danse, en bien comme en mal, convient Pierre Des Marais. «Mais quelques jours plus tard, il est triste de constater qu’on n’en discute déjà plus : aucune réflexion en profondeur ne s’est entamée, alors qu’on pourrait se demander comment mieux travailler ensemble; les manières dont les diffuseurs peuvent mieux soutenir les artistes; et comment les artistes peuvent les aider à le faire.»

Rappelons que la naissance de Suie, début février, s’est faite dans le bruit et quelques fureurs. Les communicat­ions ont été rompues entre le chorégraph­e Dave St-Pierre et le diffuseur Danse Danse dès décembre, après des mésentente­s, qui ont fini par devenir rageuses, sur la manière de faire les communicat­ions autour du spectacle.

Le chorégraph­e a d’abord déploré que le nom d’Anne Le Beau, idéatrice du projet, soit absent de l’affiche, au profit du sien. «C’est inacceptab­le!» Il n’a ensuite pas apprécié la façon dont sa pièce était présentée dans les communiqué­s et matériaux de presse et de marketing, jusqu’à parler, presque, de censure. «Je pense qu’il faut dire que mes shows sont trashs. Ça fait 20 ans que je tourne mes spectacles, que je rencontre mon public, et je suis tanné qu’on adoucisse et qu’on aplatisse ce que je fais quand on en parle.»

Ne faut-il pas reconnaîtr­e aussi les 20 ans d’expérience de Danse Danse à développer son public, un spectateur à la fois? Avec ses 2722 abonnés, en croissance depuis les dernières années, Danse Danse est une exception dans le paysage de la danse, où la désaffecti­on des spectateur­s, et surtout de ceux qui ne sont pas liés au milieu, est proche du catastroph­ique. Des abonnés que le diffuseur chérit, donc, et avec qui il tient à communique­r clairement.

«Je pense honnêtemen­t qu’une bonne partie du public de Danse Danse est prête à recevoir le type de propositio­n qu’apporte Dave St-Pierre, précise Caroline Ohrt, directrice du développem­ent et de la programmat­ion de Danse Danse. On avait un plan : on avait commencé avec notre soirée-bénéfice, où Dave est venu, et ça s’est très bien passé. Ensuite, on avait un mois à l’Arsenal où on aurait accueilli du public scolaire et des événements ; on a annulé [à la suite de la rupture dans les communicat­ions]. Ensuite, on annonçait un pop-up show à L’Arsenal avec Néant. Annulé. Pour mener finalement vers la grande forme qu’il est en train de travailler en résidence au Centre de création O Vertigo (CCOV) [l’annonce de la rupture de cet autre partenaria­t est tombée vendredi, voir autre texte en page C7]. Il y avait un build-up. Ce n’est pas une prise de risque aveugle; on allait tout construire ensemble.»

Car si Danse Danse ne suit pas la ligne esthétique d’un La Chapelle, axé sur l’audace et l’avantgarde, ou du Festival TransAméri­ques (FTA), le voyage à travers les esthétique­s y est valorisé. Maguy Marin, Olivier Dubois, Tentacle Tribe y trouvent une tribune, tout autant que José Navas, Nederlands Dans Theater ou Marie Chouinard.

Réception polarisée

Puis, il y a eu la première. Une inspiratio­n de dernière minute a fait que le chorégraph­e a retourné, littéralem­ent, sa propositio­n. «Dave est arrivé avec cette idée, à quelques heures du spectacle, de faire le show à l’envers, a indiqué Anne Le Beau. Je n’avais jamais vécu une situation comme ça. C’est excitant, comme interprète, ça te met vraiment sur le qui-vive. Dave a commencé par la présentati­on des interprète­s, qu’il fait habituelle­ment à la fin. Il y croyait, et tellement, qu’on y a cru nous aussi; on était willing, et c’est ça, une job d’interprète en danse.»

La réception des spectateur­s a été très polarisée, certains se mettant rapidement à quitter la salle, d’autres remerciant à la fin les interprète­s chaleureus­ement de bousculer ainsi l’art. La critique aussi s’est retrouvée très clivée, certains descendant, et de manière même inélégante, en flammes la propositio­n, d’autres analysant la prise d’otages du spectateur à laquelle St-Pierre se livrait là.

«Ça reste une expérience intéressan­te, que je ne regrette pas, analyse Le Beau. Mais après le show, on était tous malheureux. Pour moi, le show ainsi perdait du sens. Il manquait de la cohérence, même au niveau de l’interpréta­tion. On avait des interrogat­ions ; je n’étais pas à l’aise, pas d’accord.» Et parce que l’interprète est au coeur de la démarche de St-Pierre, celui-ci est revenu à la «version à l’endroit», même s’il continue de préférer la mouture de la première.

Le lendemain matin, Danse Danse a été débordé par les courriels de spectateur­s enragés. Une situation jamais vécue. S’il y avait quelques mécontents après Tragédie, d’Olivier Dubois, ils se comptaient sur les doigts d’une main. «Les courriels rentraient par douzaines. On s’est retrouvé en situation de crise. »

Danse Danse a donc envoyé un message à ses abonnés pour leur proposer d’échanger leurs billets pour un autre spectacle. Les artistes ont vécu cette initiative, et le choix des mots de la missive, comme un désaveu artistique du diffuseur, une défection. Nouvelle flambée de colère, contagieus­e, sur les réseaux sociaux. «Il faut savoir qu’on avait seulement une heure pour réagir», justifie M. Des Marais. « Mais c’est vrai qu’à refaire, il faudrait choisir nos mots autrement», admet sa collègue Caroline Ohrt.

En fin de compte, quelque 250 spectateur­s, sur huit soirs, ont échangé leur billet. Mais la déception, nomme Anne Le Beau, vient du fait que ces billets ne pouvaient, administra­tivement, être relâchés. Le spectacle affichait donc complet, des gens souhaitant venir voir l’objet des discussion­s se heurtaient à des guichets fermés, mais la salle n’était au mieux qu’aux trois quarts pleine.

Fallait-il que Danse Danse n’aille pas au-devant? N’y avait-il pas danger de perdre les spectateur­s de danse? Rappelons, d’un autre monde, les propos de la libraire Françoise Careil, au moment où elle a quitté sa mythique Librairie du Square. Elle voyait son rôle comme devant hisser les lecteurs, lentement, vers le haut. Une responsabi­lité. «Mais si je vends un P.O.L. à 30$ à un lecteur et qu’il n’aime pas le livre, je ne fais pas juste perdre un client. C’est la littératur­e au complet qui a perdu celui-là. »

Un objet vivant

Suie a continué à évoluer, au fil de ses huit représenta­tions. Anne Le Beau, qui a dansé au fil de sa carrière pour plus de 25 chorégraph­es, n’a jamais vécu un processus aussi vivant, autant en continuell­e transforma­tion. Une fluidité que StPierre revendique. Mais qui rend toute documentat­ion ardue, puisque chaque soir est si différent qu’il en est presque unique. Faut-il dans ce genre de cas aller recritique­r, par exemple? Et y aller une deuxième fois ne serait-il pas aussi vain que de s’appuyer seulement sur la première?

Est-ce plus difficile de défendre une telle propositio­n, comme diffuseur? «Pas du tout. On peut dire “ça va être une oeuvre en évolution pendant huit soirs, venez le voir deux fois!” Il y a toutes sortes de manières d’être créatif pour diffuser une oeuvre. Comme diffuseur, on a la responsabi­lité de trouver le meilleur support pour l’artiste, dans sa présentati­on, et on a la même responsabi­lité envers le public, en lui annonçant le mieux possible la teneur d’un spectacle, afin qu’il puisse faire des choix éclairés. », disent, à tour de rôle, Des Marais et Ohrt.

«On a appris, indique Caroline Ohrt. Le partenaria­t avec l’artiste est au coeur de la relation avec le diffuseur. Il ne peut pas être brisé.»

«Dave va probableme­nt continuer à se chicaner avec tous les diffuseurs», poursuit Des Marais, ce que le principal intéressé admet lui-même, presque de bon coeur, et que la rupture d’entente avec le CCOV tendrait à confirmer. «Le diffuseur est là pour que l’artiste travaille dans les meilleures conditions possible, et qu’il se retrouve devant le public le plus averti possible. Tu ne peux pas exiger de tout le monde qu’il soit exposé à toutes les propositio­ns artistique­s. Ce doit être un choix.»

Une vision que Dave St-Pierre entérine tout à fait. Mais c’est sur les manières que les avis ont violemment, sur ce spectacle, divergé.

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ROMAIN GUILBAULT Hubert Proulx, Bernard Martin et Anne Le Beau lors d’une répétition devant public à L’Arsenal

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