La poussière après Suie retombée
Retour sur les controverses qui ont embrasé la dernière création de Dave St-Pierre
«On n’a pas parlé d’Anne Le Beau, on a peu parlé de Suie, on a parlé essentiellement du scandale», déplore Pierre Des Marais, directeur artistique et général de Danse Danse, invité à revenir sur les controverses qui ont embrasé tout autant que miné les représentations de la plus récente chorégraphie de Dave SaintPierre, commandée, coproduite et portée par la danseuse d’expérience Anne Le Beau. Au-delà du formidable effet de ressac médiatique qui en a résulté, c’est en effet la relation entre le créateur, le diffuseur et le public qu’il faut aujourd’hui penser.
Il est toujours bon qu’on parle davantage de danse, en bien comme en mal, convient Pierre Des Marais. «Mais quelques jours plus tard, il est triste de constater qu’on n’en discute déjà plus : aucune réflexion en profondeur ne s’est entamée, alors qu’on pourrait se demander comment mieux travailler ensemble; les manières dont les diffuseurs peuvent mieux soutenir les artistes; et comment les artistes peuvent les aider à le faire.»
Rappelons que la naissance de Suie, début février, s’est faite dans le bruit et quelques fureurs. Les communications ont été rompues entre le chorégraphe Dave St-Pierre et le diffuseur Danse Danse dès décembre, après des mésententes, qui ont fini par devenir rageuses, sur la manière de faire les communications autour du spectacle.
Le chorégraphe a d’abord déploré que le nom d’Anne Le Beau, idéatrice du projet, soit absent de l’affiche, au profit du sien. «C’est inacceptable!» Il n’a ensuite pas apprécié la façon dont sa pièce était présentée dans les communiqués et matériaux de presse et de marketing, jusqu’à parler, presque, de censure. «Je pense qu’il faut dire que mes shows sont trashs. Ça fait 20 ans que je tourne mes spectacles, que je rencontre mon public, et je suis tanné qu’on adoucisse et qu’on aplatisse ce que je fais quand on en parle.»
Ne faut-il pas reconnaître aussi les 20 ans d’expérience de Danse Danse à développer son public, un spectateur à la fois? Avec ses 2722 abonnés, en croissance depuis les dernières années, Danse Danse est une exception dans le paysage de la danse, où la désaffection des spectateurs, et surtout de ceux qui ne sont pas liés au milieu, est proche du catastrophique. Des abonnés que le diffuseur chérit, donc, et avec qui il tient à communiquer clairement.
«Je pense honnêtement qu’une bonne partie du public de Danse Danse est prête à recevoir le type de proposition qu’apporte Dave St-Pierre, précise Caroline Ohrt, directrice du développement et de la programmation de Danse Danse. On avait un plan : on avait commencé avec notre soirée-bénéfice, où Dave est venu, et ça s’est très bien passé. Ensuite, on avait un mois à l’Arsenal où on aurait accueilli du public scolaire et des événements ; on a annulé [à la suite de la rupture dans les communications]. Ensuite, on annonçait un pop-up show à L’Arsenal avec Néant. Annulé. Pour mener finalement vers la grande forme qu’il est en train de travailler en résidence au Centre de création O Vertigo (CCOV) [l’annonce de la rupture de cet autre partenariat est tombée vendredi, voir autre texte en page C7]. Il y avait un build-up. Ce n’est pas une prise de risque aveugle; on allait tout construire ensemble.»
Car si Danse Danse ne suit pas la ligne esthétique d’un La Chapelle, axé sur l’audace et l’avantgarde, ou du Festival TransAmériques (FTA), le voyage à travers les esthétiques y est valorisé. Maguy Marin, Olivier Dubois, Tentacle Tribe y trouvent une tribune, tout autant que José Navas, Nederlands Dans Theater ou Marie Chouinard.
Réception polarisée
Puis, il y a eu la première. Une inspiration de dernière minute a fait que le chorégraphe a retourné, littéralement, sa proposition. «Dave est arrivé avec cette idée, à quelques heures du spectacle, de faire le show à l’envers, a indiqué Anne Le Beau. Je n’avais jamais vécu une situation comme ça. C’est excitant, comme interprète, ça te met vraiment sur le qui-vive. Dave a commencé par la présentation des interprètes, qu’il fait habituellement à la fin. Il y croyait, et tellement, qu’on y a cru nous aussi; on était willing, et c’est ça, une job d’interprète en danse.»
La réception des spectateurs a été très polarisée, certains se mettant rapidement à quitter la salle, d’autres remerciant à la fin les interprètes chaleureusement de bousculer ainsi l’art. La critique aussi s’est retrouvée très clivée, certains descendant, et de manière même inélégante, en flammes la proposition, d’autres analysant la prise d’otages du spectateur à laquelle St-Pierre se livrait là.
«Ça reste une expérience intéressante, que je ne regrette pas, analyse Le Beau. Mais après le show, on était tous malheureux. Pour moi, le show ainsi perdait du sens. Il manquait de la cohérence, même au niveau de l’interprétation. On avait des interrogations ; je n’étais pas à l’aise, pas d’accord.» Et parce que l’interprète est au coeur de la démarche de St-Pierre, celui-ci est revenu à la «version à l’endroit», même s’il continue de préférer la mouture de la première.
Le lendemain matin, Danse Danse a été débordé par les courriels de spectateurs enragés. Une situation jamais vécue. S’il y avait quelques mécontents après Tragédie, d’Olivier Dubois, ils se comptaient sur les doigts d’une main. «Les courriels rentraient par douzaines. On s’est retrouvé en situation de crise. »
Danse Danse a donc envoyé un message à ses abonnés pour leur proposer d’échanger leurs billets pour un autre spectacle. Les artistes ont vécu cette initiative, et le choix des mots de la missive, comme un désaveu artistique du diffuseur, une défection. Nouvelle flambée de colère, contagieuse, sur les réseaux sociaux. «Il faut savoir qu’on avait seulement une heure pour réagir», justifie M. Des Marais. « Mais c’est vrai qu’à refaire, il faudrait choisir nos mots autrement», admet sa collègue Caroline Ohrt.
En fin de compte, quelque 250 spectateurs, sur huit soirs, ont échangé leur billet. Mais la déception, nomme Anne Le Beau, vient du fait que ces billets ne pouvaient, administrativement, être relâchés. Le spectacle affichait donc complet, des gens souhaitant venir voir l’objet des discussions se heurtaient à des guichets fermés, mais la salle n’était au mieux qu’aux trois quarts pleine.
Fallait-il que Danse Danse n’aille pas au-devant? N’y avait-il pas danger de perdre les spectateurs de danse? Rappelons, d’un autre monde, les propos de la libraire Françoise Careil, au moment où elle a quitté sa mythique Librairie du Square. Elle voyait son rôle comme devant hisser les lecteurs, lentement, vers le haut. Une responsabilité. «Mais si je vends un P.O.L. à 30$ à un lecteur et qu’il n’aime pas le livre, je ne fais pas juste perdre un client. C’est la littérature au complet qui a perdu celui-là. »
Un objet vivant
Suie a continué à évoluer, au fil de ses huit représentations. Anne Le Beau, qui a dansé au fil de sa carrière pour plus de 25 chorégraphes, n’a jamais vécu un processus aussi vivant, autant en continuelle transformation. Une fluidité que StPierre revendique. Mais qui rend toute documentation ardue, puisque chaque soir est si différent qu’il en est presque unique. Faut-il dans ce genre de cas aller recritiquer, par exemple? Et y aller une deuxième fois ne serait-il pas aussi vain que de s’appuyer seulement sur la première?
Est-ce plus difficile de défendre une telle proposition, comme diffuseur? «Pas du tout. On peut dire “ça va être une oeuvre en évolution pendant huit soirs, venez le voir deux fois!” Il y a toutes sortes de manières d’être créatif pour diffuser une oeuvre. Comme diffuseur, on a la responsabilité de trouver le meilleur support pour l’artiste, dans sa présentation, et on a la même responsabilité envers le public, en lui annonçant le mieux possible la teneur d’un spectacle, afin qu’il puisse faire des choix éclairés. », disent, à tour de rôle, Des Marais et Ohrt.
«On a appris, indique Caroline Ohrt. Le partenariat avec l’artiste est au coeur de la relation avec le diffuseur. Il ne peut pas être brisé.»
«Dave va probablement continuer à se chicaner avec tous les diffuseurs», poursuit Des Marais, ce que le principal intéressé admet lui-même, presque de bon coeur, et que la rupture d’entente avec le CCOV tendrait à confirmer. «Le diffuseur est là pour que l’artiste travaille dans les meilleures conditions possible, et qu’il se retrouve devant le public le plus averti possible. Tu ne peux pas exiger de tout le monde qu’il soit exposé à toutes les propositions artistiques. Ce doit être un choix.»
Une vision que Dave St-Pierre entérine tout à fait. Mais c’est sur les manières que les avis ont violemment, sur ce spectacle, divergé.