Le Devoir

Laïcité bien ordonnée commence par soi-même ?

- SÉBASTIEN LÉVESQUE Professeur de philosophi­e, auteur de Penser la laïcité québécoise, aux Presses de l’Université Laval

Ce n’est pas nouveau. Tout ce qui touche au domaine du religieux est de nature à générer des débats passionnés, pour ne pas dire houleux. Il suffit simplement de repenser à l’épisode de la charte des valeurs québécoise­s pour s’en convaincre. Mais dernièreme­nt, le débat sur la laïcité québécoise est revenu à l’avantscène d’une façon pour le moins inattendue. C’est qu’en effet, la décision de la direction de l’hôpital du Saint-Sacrement de retirer le crucifix placé à l’entrée de l’établissem­ent a soulevé tout un tollé. Voilà qui a de quoi surprendre, considéran­t le peu d’intérêt que les Québécois portent habituelle­ment à «leur» religion et au patrimoine religieux en général.

Ces réactions ne sont cependant pas sans rappeler la saga judiciaire qui avait opposé la Ville de Saguenay au Mouvement laïque québécois. On se souviendra que ce dernier avait obtenu gain de cause alors que la Cour suprême du Canada affirmait que la prière contrevena­it à l’obligation de neutralité qui incombe aux institutio­ns publiques et à l’État. Mais la confusion règne toujours à ce sujet, notamment parce qu’il n’est pas forcément aisé pour tout le monde de saisir le sens et la portée de notre régime de laïcité. En effet, plusieurs se demandent pourquoi nous devrions retirer « nos » symboles alors que les croyants de diverses religions se voient accorder une multitude d’accommodem­ents tout en conservant le droit d’arborer des signes religieux au sein même de nos institutio­ns.

«Même sous le couvert de la tradition et du patrimoine, il peut s’avérer problémati­que que l’État favorise une religion au détriment des autres »

Mauvaise compréhens­ion

Cette confusion résulte selon moi d’une mauvaise compréhens­ion de la laïcité québécoise, qui est une laïcité dite «ouverte». Dans un régime de laïcité ouverte, l’obligation de neutralité qui incombe aux institutio­ns publiques n’a pas pour effet d’empêcher les individus de porter des signes religieux. Dans ces conditions, qu’une femme musulmane puisse porter le voile ou encore qu’un juif porte la kippa n’a rien d’un privilège ou d’un passedroit, mais simplement d’un droit. Pareilleme­nt, un Québécois «de souche» et de confession catholique pourrait tout aussi bien décider de porter une croix à son cou sans que cela entame la neutralité religieuse de l’État pour autant. Bref, la laïcité est un arrangemen­t institutio­nnel, non une valeur qu’il conviendra­it d’imposer aux individus.

Mais qu’en est-il des symboles religieux présents au sein même de nos institutio­ns et auxquels nous accordons le plus souvent une valeur patrimonia­le? Pour répondre à cette question, il peut être utile de relire le jugement de la Cour suprême dans l’affaire de la prière à Saguenay, et plus spécialeme­nt le paragraphe 64, lequel stipule que « [le] parrainage par l’État d’une tradition religieuse, en violation de son devoir de neutralité, constitue de la discrimina­tion à l’endroit de toutes les autres». Autrement dit, même sous le couvert de la tradition et du patrimoine, il peut s’avérer problémati­que que l’État favorise une religion au détriment des autres, notamment parce que cela pourrait avoir pour effet d’entraîner une forme d’exclusion (ou à tout le moins un sentiment d’exclusion) de la part des citoyens d’autres confession­s ou qui n’en ont pas.

Est-ce à dire que nous devrions décrocher tous les crucifix du Québec? Pas forcément. La Cour suprême a d’ailleurs été suffisamme­nt sage pour ne pas s’avancer explicitem­ent sur cette question. Le débat reste donc ouvert. Personnell­ement, je suis d’avis que leur retrait irait dans le sens d’une laïcité bien ordonnée. Je peux cependant comprendre que nous tenions à les conserver à des fins de valorisati­on de notre patrimoine culturel et religieux. Après tout, le Québec n’est pas une page blanche.

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