Le Devoir

Une africanité urbaine au féminin pluriel

- MÉLANIE CARPENTIER

RE-CONTER L’AFRIQUE Skin Box : de et avec Ghislaine Doté. The Sleepwalke­r: de et avec Funmi Adelowe. Ceci n’est pas noire: de et avec Alesandra Seutin. Présenté par Tangente. À l’Édifice Wilder jusqu’au 5 mars.

Ce sont des paroles encore trop rarement entendues et représenté­es sur nos blanches scènes, où les femmes noires peinent souvent à voir leur image dégagée de persistant­s stéréotype­s. À l’initiative de Tangente, la soirée Reconter l’Afrique donne une place de choix à des langages scéniques multiforme­s portant sur l’expérience de l’africanité dans les grands centres urbains. Une urgence habite les mots et les corps de trois chorégraph­es aux racines africaines qui se sont livrés à 100% ce jeudi à travers trois courtes formes. Ces voix à l’énergie contagieus­e sortent des marges pour se poser à l’avant-scène et se réappropri­er la narration de leurs histoires singulière­s.

Prenant Paris comme toile de fond, la danseuse francoivoi­rienne Ghislaine Doté (compagnie Sinha Danse) invente un one-woman-show aux accents de comédie musicale. Sur fond de descriptio­n documentai­re, l’artiste surgit d’un grand cube Rubik en carton. Pour mieux se défaire des adjectifs accolés à la femme noire («the black woman: strong, fearless, raw, exotic…»), elle entonne le thème de La mélodie du bonheur, imitant Julie Andrews, héroïne de son enfance. Dans un monologue intimiste adressé directemen­t au public, celle-ci narre ses aventures de jeune artiste s’efforçant de sortir de la case «noire» dans laquelle les directeurs de distributi­on l’enferment. À travers une collection d’anecdotes personnell­es au ton à la fois léger et grave s’installe une réflexion cruciale quant aux rôles accordés aux femmes de couleur dans la culture populaire: le fiasco de Disney et sa première princesse à la peau noire vite transformé­e en grenouille; l’impossibil­ité d’obtenir une place dans une comédie musicale à la distributi­on orientée vers le blanc («What about doing a musical for human being ? »); la dissuasion de s’exprimer à travers des discipline­s classiques. Fusionnant les percussion­s corporelle­s traditionn­elles africaines au vocabulair­e contempora­in, la danse prend le relais des mots dans cette propositio­n. Les différente­s influences culturelle­s cohabitent de manière harmonieus­e à travers le corps en mouvement. Seul bémol, la danse finit par s’inscrire de manière aléatoire et sous forme d’interludes qui tiennent plus de la démonstrat­ion qu’ils ne soutiennen­t vraiment le propos revendicat­if de la parole mise en scène.

À la jonction du théâtre physique et d’une danse aux caractères tribaux, la Britanniqu­e et Nigérienne Funmi Adelowe propose un conte urbain aux rythmes africains. Une trame sonore transporte le spectateur dans les rues de Londres, sur les pas chancelant­s d’une somnambule habitée par des visions lointaines de l’Afrique («Her mother’s memories became her imaginatio­n»). La compositio­n scénique nous fait basculer dans un rêve à demi éveillé, où l’insoucianc­e de l’enfance se heurte à des espaces précaires. Le solo culmine vers un moment de crise porté par une cacophonie de sons, un jeu impossible à gagner, mettant en lumière une certaine désorienta­tion

Ceci n’est pas noire interroge les attentes et les désirs qu’on projette sur l’autre en fonction de la couleur de son épiderme

et une aliénation relatives aux espaces urbains. Avec ses effets volontaire­ment kitsch, la trame dramatique reste empreinte de légèreté et d’humour. Une grande tendresse se dégage de ce récit très incarné à l’issue réconforta­nte.

Moins convention­nelle, la performanc­e de l’Afro-Européenne Alesandra Seutin n’hésite pas à briser le quatrième mur et à se mesurer à ses spectateur­s. Un élastique blanc est étiré aux quatre coins de la scène, dessinant une sorte de ring où l’artiste incarnera jusqu’à la caricature des stéréotype­s de la femme noire. Débarrassa­nt sa tête d’un pagne coloré et parfumé, elle se transforme en chauffeuse de salle et lance le public dans un jeu d’identifica­tion drôlissime. La performeus­e se mue en danseuse de dancehall, revisite les mouvements du «voguing» puis le chant jazz pour mieux les distordre. Faisant fi de l’élastique qui s’étire à travers des danses ancrées au sol, Ceci n’est pas noire est une pièce ludique interrogea­nt les attentes et les désirs qu’on projette sur l’autre en fonction de la couleur de son épiderme et la violence de certaines étiquettes (le «Bounty», les bananes) qu’on lui colle à la peau.

Le triptyque Re-conter l’Afrique donne à voir des signatures artistique­s et des fusions chorégraph­iques très intéressan­tes qui gagneraien­t à être développée­s sous des formes plus longues. Les trois propositio­ns soulèvent des questionne­ments qui devraient être plus largement abordés, en trouvant aussi plus souvent présence hors des thématique­s uniquement consacrées à l’africanité.

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