Le Devoir

Jean-Pierre Gauthier parmi les fantômes

Le travail cinétique et sonore de l’artiste célébré par deux fois à Montréal

- JÉRÔME DELGADO

Faire revivre Guido Molinari, c’est la tâche à laquelle se consacre la fondation qui porte le nom du peintre décédé en 2004. Cette renaissanc­e n’aura jamais été aussi évidente qu’avec l’actuelle exposition menée tambour battant (ou robots actifs) par Jean-Pierre Gauthier, l’artiste à «l’ouïe fine et [aux] grandes oreilles», comme l’a déjà qualifié le musicien Michel F. Côté.

L’expo, qui présente dix oeuvres inédites, s’intitule Spectres. Et de fantômes, il est effectivem­ent question. Plongée dans une inhabituel­le ambiance sonore, cette ancienne banque d’Hochelaga semble habitée par des ondes d’une autre dimension.

Spectres découle d’une résidence de création, la troisième opérée par la Fondation Molinari depuis 2011. Comme il s’agit de rapprocher des pratiques pour le moins éloignées de Molinari, Jean-Pierre Gauthier, insatiable créateur de sculptures cinétiques et sonores, était l’artiste tout désigné.

«Molinari ne rejoint pas de prime abord mes sensibilit­és. Je n’aurai jamais pensé à m’y associer. L’invitation, je l’ai vue comme un défi», dit celui qui a voulu partager le mois de résidence avec deux acolytes, Pascal Audet et Emmanuel Lagrange-Paquet.

Les trois sont férus de machines, de microproce­sseurs et de programmat­ions aléatoires. Chacun a proposé son interpréta­tion de l’oeuvre du maître, Audet avec des sculptures interactiv­es et un site Web, Lagrange-Paquet avec une vidéo musicale, et Gauthier avec ses objets mouvants.

Au même moment, la petite et jeune galerie Ellephant du centre-ville a rassemblé d’autres récentes oeuvres de Jean-Pierre Gauthier. Ça donne la preuve que l’homme n’est pas seulement un prolifique fabricant de machines, et qu’il n’y a pas que Molinari pour l’inspirer.

Au-delà des évidences

Traces invisibles, son inouïs, faits alternatif­s, appelez-les comme vous voudrez: tout ce qui n’est pas une grande évidence, Jean-Pierre Gauthier

s’en abreuve depuis 20 ans. Quitte à en inventer de toutes pièces. Dans l’antre de Molinari, il en a puisé dans les sources les plus inattendue­s, comme les taches de couleurs dans l’atelier de l’artiste ou ses rares oeuvres figurative­s.

«J’aime montrer ce qui n’est pas montré, affirme le sculpteur. Avec Molinari, j’ai voulu travailler avec ce qu’on ne connaît pas de lui et avec les sons cachés de la Fondation.»

Si le rez-de-chaussée baigne dans une étrange sonorité, c’est en raison de l’oeuvre Robot_Moli_3_tableau_fait_dans_le_noir, placée dans le coffre-fort de l’ancienne banque. La spatialisa­tion sonore est la traduction d’un ensemble de collectes, notamment par la lecture lumineuse d’un des tableaux faits dans le noir en 1951 par Molinari. Jean-Pierre Gauthier s’est aussi préoccupé des bruits in situ : la ventilatio­n, la plomberie et même le téléphone.

«Six sources sonores sont manipulées en temps réel, précise l’artiste. Quand Molinari a fait ses tableaux dans le noir, c’était comme une boutade envers les automatist­es. Je me suis dit que ce serait intéressan­t de faire la même chose avec le mixage sonore. C’est fait de manière aléatoire. »

«Des choses imprévues surgissent, poursuit-il. Si tu appelles, ton numéro de téléphone se retrouve dans l’espace, mais transformé. On ne le reconnaît pas. La plomberie, elle, a des sursauts, des sons d’éclatement. La ventilatio­n est difficile à reconnaîtr­e, c’est comme un souffle. C’est complexe, imprévisib­le. Des fois c’est intense, des fois moins. Moi, je perds le contrôle.»

Avec deux autres robots aux bras longs et aux yeux-caméras, Jean-Pierre Gauthier propose des lectures visuelles de ce que les machines scrutent. L’oeuvre Robot_Moli_2_1947_1955 s’active devant une mosaïque de tableaux de jeunesse, loin des célèbres bandes colorées de Molinari. «Je voulais des tableaux de la période préplastic­ienne. Certains n’ont jamais été vus. On présente même un tableau censuré», commente Gauthier, au sujet du portrait de la grand-mère de l’artiste, devenu le verso d’une autre oeuvre non reniée jadis exposée.

Remarquabl­e incertitud­e

Et les chefs-d’oeuvre? Jean-Pierre Gauthier ne les a pas rejetés. Leur présence est toutefois… fantomatiq­ue. C’est leur esprit que deux machines murales font renaître, plutôt que leur apparence finale. Nouveaux avatars d’une série en cours depuis 2005, deux Marqueurs d’incertitud­e dessinent, avec leurs mines au bout de leurs pattes, par-dessus des lignes tracées par Gauthier. «J’ai mis un Molinari sur un mur, j’ai pris les mesures et avec du masking tape, comme lui, j’ai reproduit exactement les mêmes gestes. Mais blanc sur blanc, dit-il. La machine révèle des traces fantômes de ces lignes.»

Ce sont d’ailleurs quatre Marqueurs d’incertitud­e qui sont à l’honneur, parmi d’autres oeuvres, à Ellephant — la première galerie privée au Québec, sauf erreur, à défendre l’artiste. Leur fabricatio­n repose sur le même alliage d’objets usinés et recyclés (une raquette, par exemple), leur mouvement reproduit de semblables danses aléatoires, le résultat aboutit encore à des surfaces grises. Similaires, jamais identiques. Toujours ce potentiel d’inconnu qui les anime. Et toujours un mur comme planche à dessin.

«Ce qui m’intéresse, c’est l’histoire du mur, les traces, les intersecti­ons, comment elles révèlent les aspérités. Chaque lieu est différent, dans le détail. Un papier, c’est un peu trop neutre, un peu trop propre, trop une référence au dessin classique. Peut-être que ce serait plus pratique pour les collection­neurs, mais ça prendrait un méchant grand papier.» JeanPierre Gauthier a trouvé d’autres chemins vers les collection­neurs, comme celui d’envoyer un Marqueur d’incertitud­e dessiner pendant un mois chez qui le voudra. Car des fantômes, il y en a partout. Pas seulement chez Molinari.

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SOURCE ELLEPHANT Jean-Pierre Gauthier, Marqueurs d’incertitud­e: Decapode, 2017. Sculpture cinétique.
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Jean-Pierre Gauthier

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