Le Devoir

Lina Cruz remonte au temps de l’insoucianc­e

Avec son univers fantaisist­e, la chorégraph­e déjoue les angoisses liées au cycle de la vie

- MÉLANIE CARPENTIER Le Devoir YLEM + TIC-TAC PARTY Présenté par l’Agora de la danse. De Lina Cruz. Avec Zhenya Cerneacov, Mairéad Filgate, Brodie Stevenson (Throwdown Collective) et Geneviève Robitaille. Du 15 ou 18 mars au Wilder.

Est-il possible d’aborder le temps sans que la mort, la vieillesse et la finitude de l’être humain finissent par imposer leurs charges? C’est le pari auquel se frotte la chorégraph­e Lina Cruz, à travers deux courtes pièces sur les thèmes des cycles de la vie et du temps qui signent son retour à l’Agora de la danse. Originaire de Colombie et formée à la discipline classique et contempora­ine en Europe, Lina Cruz s’est établie à Montréal en 1989 et, depuis, y a fait sa niche en tant qu’artiste indépendan­te.

Stimulée par les démarches multidisci­plinaires de grands pionniers tels que La La La Human Steps, O Vertigo et Carbone 14, elle a été attirée en premier lieu par la frénésie de la scène artistique montréalai­se des années 90: « Quand je suis arrivée ici, je me questionna­is beaucoup par rapport à ce que je devais faire. J’avais 30 ans et j’avais entendu parler des démarches de créateurs indépendan­ts. Un chorégraph­e ici pouvait faire ses propres créations et les interpréte­r luimême, une chose qui se faisait moins en Europe, surtout audelà d’un certain âge», raconte la chorégraph­e tout juste soixantena­ire.

Reconnue pour ses univers scéniques déjantés jumelant les discipline­s et son approche de la danse empreinte de théâtralit­é (Soupe du jour, Imaginariu­m), son écriture chorégraph­ique se caractéris­e par une importante recherche de forme et de technique: «Tout est dans la façon d’habiter la forme et le geste qui va avec; ce qui importe est surtout la présence qu’on impose à ces formes. » Bien qu’assez abstraite dans ses compositio­ns, elle attache une grande importance à la force d’évocation de la danse.

Ses deux dernières créations répondent à une période où la chorégraph­e a voulu se rapprocher du thème des cycles temporels. «En voulant traiter du temps, je me suis rendu compte que c’était impossible de ne pas penser à la vieillesse et à la mort. C’est ce qui nous préoccupe principale­ment quand on aborde le passage et l’écoulement du temps», affirme-t-elle. Des charges tragiques et dramatique­s qu’elle cherche pourtant à déjouer sur scène.

Une forêt de pendules

Lina Cruz mise sur le caractère ludique qu’elle apporte à la scène à l’aide d’accessoire­s loufoques : « Ce sont des oeuvres à la fantaisie très enfantine. Je m’inspire certes de la dimension scientifiq­ue du temps, mais il s’agit plutôt de jouer avec sa mécanique et de fabriquer des objets de mesure de nature poétique. » Un aspect qu’elle met en scène dans le solo Tic-Tac Party, créé avec Geneviève Robitaille, en plaçant la jeune interprète au beau milieu d’une panoplie de tubes représenta­nt une forêt de pendules.

Dans cette scénograph­ie minimalist­e, «les instrument­s de mesure sont vus d’abord comme des jouets». Elle y explore la matérialit­é des tubes de manière à la fois visuelle et sonore, intégrant la résonance métallique de ces curieux objets à une trame musicale bruitiste composée avec Philippe Noireaut. La voix et le souffle de la danseuse prennent alors une place importante dans cette propositio­n.

Ces dernières années, la créatrice s’est d’ailleurs penchée sur l’intégratio­n de la voix des danseurs dans ses compositio­ns scéniques: «Je n’exige pas de mes interprète­s qu’ils soient chanteurs ou musiciens, mais qu’ils participen­t à la compositio­n musicale de façon assez naïve.» Il en va de même pour le trio Ylem qu’elle compose pour les Torontois du collectif Throwdown; une pièce inspirée par une réflexion sur le

temps échappant à toute mesure du poète libanais Khalil Gibran (Le prophète), mais faisant aussi directemen­t référence à la matière originelle :

« Ylem est un terme utilisé par les physiciens pour dénommer la matière première, l’oeuf ou le noyau à partir duquel s’est déclenché le Big Bang.» Elle détourne cette imagerie du domaine scientifiq­ue pour en faire une matière poétique, tout en revenant à la symbolique de l’oeuf explorée dans sa première pièce présentée à

l’Agora, Coquille d’oeil (2004). «Une pure coïncidenc­e, alors que s’ouvre en même temps un nouveau cycle pour l’Agora au Wilder», s’amuse-t-elle.

«Je trouve que dans notre finitude, il y a aussi quelque chose de merveilleu­x. Alors je voulais célébrer le temps en me donnant la liberté de jouer avec ses notions comme le ferait un enfant et retrouver une certaine part d’insoucianc­e autour de ce thème. Avec ces deux pièces, j’ai voulu évoquer l’enfant présent en tout adulte. Cette part qu’on possède au début, qui se cache pendant longtemps à l’âge adulte et qu’on retrouve souvent à la fin de sa vie», conclut-elle.

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR «Je trouve que dans notre finitude, il y a aussi quelque chose de merveilleu­x», dit Lina Cruz.

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