Le Devoir

Chambre avec vue au MAC

Emanuel Licha nous montre les conditions de production des images de guerre

- NICOLAS MAVRIKAKIS Collaborat­eur Le Devoir

ET MAINTENANT REGARDEZ CETTE MACHINE D’Emanuel Licha. Commissair­e: Lesley Johnstone. Au Musée d’art contempora­in, jusqu’au 14 mai.

Ces jours-ci, le MAC fait coup double. En parallèle à la brillante exposition engagée de l’artiste mexicaine Teresa Margolles, le Musée d’art contempora­in présente l’oeuvre non moins intelligen­te et non moins politique d’Emanuel Licha.

Depuis plusieurs années, Licha a développé une oeuvre qui réfléchit les images de la guerre. Mais cet artiste ne travaille pas le terrain très miné de l’impact — ou du non-impact — sur les population­s des images donnant à voir de la violence. Il s’intéresse plutôt aux conditions de production des représenta­tions de la guerre, à la manipulati­on volontaire ou involontai­re de l’informatio­n et de la réalité.

Dans sa vidéo How Do We Know What We Know? (2011), il tentait de comprendre comment les journalist­es, qui ne peuvent pas toujours avoir accès aux zones de combat, arrivaient néanmoins à mettre en scène, à construire, une réalité aux sujets complexes qu’ils doivent couvrir. En 2010, à la galerie SBC, dans son exposition intitulée Pourquoi photogéniq­ue?, Licha montrait une base militaire en Californie où des soldats s’entraînent dans un environnem­ent ressemblan­t à une ville irakienne.

Ce décor, créé par des artisans de l’industrie du cinéma hollywoodi­en, permet aux militaires d’avoir une meilleure idée des conditions de la guerre au Proche-Orient. Mais ce lieu permet aussi d’accueillir des médias de masse et des visiteurs plus communs dans ce que l’artiste définit comme un camp «d’entraîneme­nt pour les spectateur­s », lieu permettant de rendre la guerre et les militaires plus photogéniq­ues…

Dans son installati­on vidéo au MAC, Licha ajoute un volet important à sa passionnan­te réflexion sur la représenta­tion de la guerre. Il centre ici son propos sur ces hôtels qui, en temps de conflit, deviennent momentaném­ent des zones protégées. Il est donc allé tourner des images dans les établissem­ents comme le Holiday Inn de Sarajevo, l’Al Deira de Gaza, l’hôtel Ukraine de Kiev, le Mayflower de Beyrouth et le Hyatt de Belgrade.

Dans ces édifices furent logés des journalist­es. Mais, étonnammen­t, ils abritèrent aussi des conférence­s de presse des diverses factions et troupes en lutte. Dans ces locaux passèrent aussi des représenta­nts de l’ONU et de diverses ONG. Licha signale comment ces hôtels de guerre peuvent souvent donner le sentiment d’une proximité avec les événements sans donner pour autant un accès direct à ceux-ci. L’artiste nous amène donc à remettre en question l’idée d’une image qui existerait sans aucune manipulati­on ou jeu de représenta­tion de la part des belligéran­ts…

Mais son travail remet aussi directemen­t en question l’idée un peu saugrenue et utopique d’une image pure de la guerre qui ne serait que témoignage, dans laquelle il n’y aurait aucune interventi­on ou contaminat­ion de la part du photograph­e. Une telle photo sans intrusion physique ou psychologi­que de celui qui prend l’image — une photograph­ie sans photograph­e, une vidéo sans vidéaste — ne saurait exister.

Cadre photograph­ique

Le passage le plus passionnan­t du film Hotel Machine, qui constitue la pièce centrale de cette installati­on complexe de Licha, est certaineme­nt ce moment où on nous explique que bien des images et vidéos emblématiq­ues des conflits qui eurent lieu durant les dernières décennies ont été prises à partir des fenêtres de ces hôtels! Cela serait le cas entre autres pour cette célèbre scène de renverseme­nt de la statue de Saddam Hussein au square Firdos, à Bagdad. Ce déboulonna­ge, orchestré le 9 avril 2003 par les soldats étatsunien­s, fut réalisé à proximité de l’hôtel Palestine où logeaient bien des reporters qui ne pouvaient donc pas la rater. Voilà qui changera notre perspectiv­e sur le sujet.

J’aurais un seul reproche à faire à cette installati­on. La salle qui permet de voir le film Hotel Machine — qui dure 64 minutes — ne possède que quelques sièges. Certes, son installati­on ressemble à un hall d’hôtel. Mais lorsque nous sommes passés, bien des spectateur­s étaient allongés au sol… Devant l’horreur de la guerre, l’inconfort du spectateur dans un musée semblera chose bien ridicule. Néanmoins, pourquoi ne pas montrer ce film dans une salle de projection? Il y a une tendance bien étonnante en art contempora­in à présenter des documentai­res dans des espaces peu adaptés. Je ne suis pas sûr que ce film gagne à être ainsi installé.

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AVEC L’AIMABLE PERMISSION DE L’ARTISTE ET LES CONTES MODERNES Emanuel Licha, Hotel Machine, 2016 (arrêt sur image)

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