Prudes contre goujats
Viviane Namaste replonge dans un temps où les « immondices » des journaux jaunes menaçaient « une noble race »
On raconte qu’en 1958, lors de la visite à Montréal de la pulpeuse actrice italienne Gina Lollobrigida, le maire de la métropole, Sarto Fournier, à une réception, glissa une fleur dans le décolleté de la vedette et lui murmura en dansant avec elle: «La queue de cette rose est plus heureuse que la mienne.» La goujaterie du propos traduit l’époque que décrit Viviane Namaste dans Imprimés interdits, essai sur la censure des «journaux jaunes» au temps d’un Québec immature.
La sociologue de Concordia y analyse la campagne menée au nom de la morale par les autorités religieuses et politiques contre les hebdomadaires relatant les potins sur les artistes, les cabarets et l’ensemble de la vie nocturne à Montréal entre 1955 et 1975. On appelait familièrement ces publications, destinées au grand public, les «journaux jaunes» à cause souvent de la mauvaise qualité du papier sur lequel on les imprimait.
À la tête de la croisade figurent le cardinal Paul-Émile Léger, archevêque de Montréal de 1950 à 1967, et l’avocat nationaliste conservateur Jean Drapeau, maire de la ville de 1954 à 1986, sauf pour une brève interruption de 1957 à 1960, après la victoire du libéral Sarto Fournier, dont le curieux prénom honorait le nom de famille du pape Pie X… Avec érudition et un sens critique aiguisé, Viviane Namaste nous plonge dans un Québec aussi catholique que truculent.
Sus aux «comics»
En 1958, le cardinal Léger dénonça les «feuilles à sensation » par lesquelles les jeunes gens sont devenus délinquants, «ont appris leur métier de cambrioleurs ou d’incendiaires» et ont même «appris le viol ». Quelques années plus tôt, le prélat avait blâmé ceux qui s’inspirent « des tristes personnages des “comics”» qu’on y lisait.
De son côté, Drapeau tonne contre la « presse pestilentielle », les «feuilles pornographiques»
qui «sont la perdition de la jeunesse». Dès 1955, dans un discours moralisateur intitulé Gardiens de nos frères ?, il attribue aux journaux jaunes «la déchéance temporelle et spirituelle de la nation». Le cardinal Léger, quant à lui, juge que «ces cloaques d’immondices » menacent «une noble race», la nôtre.
De quels terribles journaux s’agissait-il donc? Les Ligues du Sacré-Coeur, associations de laïcs catholiques vouées à défense de la moralité, en avaient dressé une longue liste, dont les titres à proscrire sont tombés dans l’oubli à l’exception d’Allô Police. Les titres à déconseiller, Le Petit Journal, Dimanche-Matin ou Photo Journal, bien connu dans l’histoire de la presse montréalaise, ressemblent, mis à part leur aspect vieillot, à nos tabloïds actuels à grand tirage, sans plus.
Outre cette liste, Viviane Namaste reproduit dans son livre plusieurs pages des journaux litigieux. L’une d’entre elles montre une jeune femme court vêtue qui dit : «J’aime mon docteur parce qu’il a les mains très douces.» Elle reproduit aussi des affiches bienpensantes, dont l’une signale que le commerce où l’on entre ne vend pas « de publications ordurières » par «respect pour nos clients».
Affrontement d’immaturités
L’infantilisme des prudes affronte l’infantilisme des goujats. Les prudes confondent la sexualité avec le crime et la déchéance. Les goujats présentent la sexualité comme un jeu où le plus fort et le plus rusé a raison du plus faible et du plus naïf. Deux immaturités se heurtent dans un débat insoluble.
Viviane Namaste en est très consciente. Pour expliquer l’urgence de scruter l’histoire de la censure, elle se réfère à cette réflexion du politologue québécois Denis Monière: « L’oppression s’est toujours appuyée sur l’oubli.» Elle signale que, dès 1958, la Ville de Montréal, alertée par les autorités religieuses, entreprend, malgré la bonhomie du maire Fournier, une répression policière des publications jugées obscènes.
Après le retour au pouvoir du maire Drapeau, ce que le quotidien La Presse appelle la «guerre contre les livres et les revues à couverture osée» reprend de plus belle en 1962. On l’intensifie en 1966: la police saisit 3000 imprimés dans les kiosques à journaux de la métropole.
Comme le souligne Viviane Namaste, la censure s’étend au cinéma. En 1968, la saisie par la police de Montréal de la version française (mais non de la version anglaise) de I, a Woman, film érotique scandinave, provoque la surprise. L’insatiable croqueuse d’hommes serait-elle plus dangereuse en parlant français ?
Absurde de la censure
Chez les prudes, l’élasticité du mot « cochon » restait étourdissante. Après avoir vu en 1960, à un festival montréalais, la version intégrale du film Hiroshima mon amour (1959), d’Alain Resnais (scénario de Marguerite Duras), les cinéphiles avaient fait une colère. À la sortie commerciale de l’oeuvre, dans la même ville, le ciseau des censeurs du gouvernement québécois en avait supprimé des scènes.
Si la censure de l’expression de la sexualité dans les imprimés et au cinéma semble aujourd’hui appartenir au passé, il n’en est pas de même pour celle de la critique de l’obscénité du capitalisme. Viviane Namaste souligne, en conclusion, qu’en 2011, le livre Noir Canada d’Alain Deneault, publié à Montréal et analysant l’exploitation des travailleurs en Afrique par des sociétés minières canadiennes et les dommages écologiques qui l’accompagnent, a été retiré des librairies à la suite d’une poursuite en justice.
Moins drolatique mais plus pernicieuse qu’autrefois, la censure témoignerait maintenant de l’immaturité de la conscience sociale.