Le Devoir

Pardon pour mon retard

- VÉRONIQUE CÔTÉ

Le livre était là, sur le dessus de la pile, depuis novembre. Il attendait que je rentre à Montréal, après un voyage en train particuliè­rement long, pénible malgré la beauté des espaces traversés, ce blanc sans fond d’hiver neigeux, cette lumière douce des fins de jour en février. Soleil pâle sur la priorité aux trains de marchandis­es (ici aussi, on a privatisé).

J’accomplis souvent bien des choses en retard. Il y a beaucoup à faire et ma principale activité artistique, le théâtre, se déploie dans un présent aigu. Le temps brûle sur scène. Alors je négocie le reste, ce qu’il y a autour, petites et grandes tâches : l’anémone achetée à la fin de l’été dernier vivote dans la cuisine, faute d’avoir été transplant­ée avant que le sol ne soit gelé. Mes proches reçoivent de mes nouvelles par à-coups. J’écris quand je peux ; je prends des vacances en cachette. J’entasse en hautes tours mes lectures rêvées et je manque de grands bouts de l’actualité. Je me sens toujours légèrement dépassée. Un peu comme ce train sur la voie d’évitement qui cède le passage aux affaires urgentes de l’argent.

Cet après-midi-là, dans le train immobilisé, j’ai regardé pour la première fois en entier le reportage d’Enquête portant sur les allégation­s d’abus de policiers de la Sûreté du Québec de Val-d’Or envers des femmes autochtone­s (en en connaissan­t d’avance l’issue inconcevab­le). J’ai enchaîné le soir avec l’émission du jour, celle où d’autres femmes autochtone­s dénoncent la pédophilie dans leurs communauté­s, plaintes pour lesquelles la police autochtone est réticente à enquêter. Je suis ressortie de ces visionneme­nts dévastée. L’étendue de la détresse exprimée par ces femmes, la façon dont nous les laissons à elles-mêmes, la déstructur­ation dont ces communauté­s ont été victimes de façon répétée, notre responsabi­lité, notre désengagem­ent, notre silence, tout m’est rentré dedans. Le fait que je regardais le reportage des mois après sa diffusion initiale. Mes privilèges.

L’avenir dans les paysages

En arrivant à la maison, un livre m’attendait. Il m’attendait comme seuls savent attendre les mots, dénués d’impatience ou d’orgueil: ils ont toute la vie devant eux, l’éternité même, pour ce qu’on en sait. L’oeuvre, un récit destiné au théâtre, porte un titre magique: La cartomanci­e du territoire (Atelier 10). Comme une tentative de lire l’avenir dans les paysages où se déploient nos existences liées par la terre que nous habitons ensemble, allochtone­s et Premiers Peuples — humains. J’ai plongé dans le présage en forme de road trip fragile.

Quand il est parti sur la route des réserves, à l’hiver 2015, Philippe Ducros était debout sur la crête d’une fatigue existentie­lle, sans doute creusée par notre rapport au temps et à la production, nos vies colonisées par la glorificat­ion du travail et des semaines de 80 heures. Lui seul sait ce qui le taraudait en filigrane de cet épuisement — il en glisse des bribes dans son ouvrage, et on devine quelque chose comme une perte de sens, de repères, d’appartenan­ce. Comme si le monde lui échappait — ou peutêtre plutôt: comme si le monde l’échappait, lui, hors de sa course.

Il existe 41 réserves au Québec. Ce sont des lieux dont on détourne le regard, le plus souvent. Ducros, avec humilité, avec attention, et surtout avec une empathie qui hésite entre rage et douleur, nous emmène et nous fait faire auprès de lui le voyage qui l’a chaviré, puis sauvé. Le récit nous est livré sous forme de carnets intimes, et la poésie permet cette incursion dans les détails les plus sales de nos actes, dans les recoins les plus honteux de l’Histoire. L’auteur nous donne à entendre ceux qui l’accueillen­t, cède la parole aux vivants, aux survivants, dans un mélange de langues qui berce et qui rapièce. Il vacille quand il apprend, dans une cabine téléphoniq­ue au bord de la 138, qu’il sera père. Il pose l’histoire des blessures des communauté­s en miroir à nos propres aliénation­s. Il cherche dans leur manière de guérir un remède pour les maux d’une Amérique malade et de ce «siècle mal parti».

Il offre surtout une conclusion pleine de lumière : « Je ne suis pas toi. On vous a tout volé, je ne volerai pas aujourd’hui votre identité.» Cette quête de la place exacte à prendre éclate de justesse dans les tout derniers mots de la pièce: «Toi qui as su te relever, apprends-nous la survie.» Il me semble, oui, que la place de celui, de celle qui apprend, c’est un bon point de départ pour que la rencontre redevienne possible. Le geste artistique surgit parfois comme une médecine particuliè­rement puissante — la parole devient ce chemin partagé, ce passage par lequel se reconnaîtr­e, et commencer à réparer les dégâts. En retard, sans aucun doute. En retard et désolé de l’être. Infiniment désolé, comme on le dit d’un paysage qui se délite, d’une berge qui s’érode, d’un fleuve vendu au plus of frant.

Est-ce que la littératur­e peut être un lieu de réconcilia­tion véritable ? J’ai besoin de le croire. Comme j’ai besoin de croire que certains mots prononcés en fiction sont porteurs d’un pouvoir de réparation réel, concret. Je dépose dans cette croyance une part de mon espérance, de ma solidarité, et un souhait: que notre présent opaque redevienne peu à peu lisible. Qu’on y déchiffre quelque chose comme un futur commun. Et qu’on puisse y demander pardon pour nos retards.

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