Le Devoir

Mots de société

-

Au lendemain du tragique attentat de Québec de janvier, Philippe Couillard a répété à plusieurs reprises que les mots, chargés de sens, avaient du pouvoir et devaient donc être utilisés avec prudence. On ne le contredira pas là-dessus.

On peut toutefois se demander si le premier ministre respecte toujours le devoir de tact linguistiq­ue dont il plaide la nécessité. Quand il accuse un adversaire de «souffler sur les braises de l’intoléranc­e» parce que ce dernier remet en question une hausse des seuils d’immigratio­n, quand il évoque la « discrimina­tion vestimenta­ire » pour discrédite­r la position des partisans de l’interdicti­on du port de signes religieux pour les employés de l’État qui occupent des fonctions coercitive­s, Philippe Couillard est-il à la hauteur des exigences langagière­s qu’il appelle de ses voeux ? On a le droit d’en douter.

«Le choix d’un langage, toujours porteur d’une option idéologiqu­e, traduit une conception du réel sur lequel, dès lors, il ne peut manquer d’avoir, directemen­t ou non, des effets concrets», écrit Alex Gagnon dans Nouvelles obscurités, un très éclairant recueil d’essais qui se propose de «mettre en lumière quelques-uns des problèmes de notre temps» en utilisant des théories littéraire­s.

La novlangue libérale

Un peu à la manière d’André Belleau, Alex Gagnon, dans ce livre particuliè­rement fin, entend montrer «que le langage enregistre la réalité tout autant qu’il la façonne» et qu’il est donc primordial d’étudier l’usage contempora­in des mots pour comprendre notre époque. Lors des événements du printemps 2012, par exemple, parler de «boycottage» plutôt que de «grève» n’était pas qu’une coquetteri­e linguistiq­ue et charriait toute une vision du conflit.

Alex Gagnon, chercheur postdoctor­al à l’UQAM, n’hésite pas à dire, sans faire référence au drame de Québec puisque le livre a été rédigé avant, que «le discours libéral mobilise une stratégie qui caractéris­e la “novlangue” » en donnant aux mots des sens qui le servent.

Le discours de l’«austérité», qui évoque la souffrance, traduit en «rigueur», qui évoque la vertu et la discipline, en fournit une illustrati­on. En insistant sur l’obligation de se plier à la «réalité» de la dette qui ne nous laisse pas le choix de l’action, le discours libéral de la dernière décennie célèbre, au fond, son impuissanc­e et «vient dissoudre le politique dans l’économique », auquel il ne s’agit plus que de se soumettre.

Alors que le politique, explique Gagnon, est «le fait, pour une communauté assemblée, de se déterminer elle-même », le discours de la dette rejette cette autonomie, fait de l’État «un organe dont la politique consiste à expulser le politique», supprime le citoyen, qui a des idées et une volonté, au profit du «contribuab­le», simple individu fiscalisé, et nie la possibilit­é pour le politique de modifier la réalité.

Le discours libéral, qui est au fond néolibéral, façonne, par son langage, une réalité dans laquelle la liberté politique n’existe plus et dans laquelle le peuple est réduit à n’être qu’une «entité économique et dépolitisé­e, qui paye mais qui ne parle pas », sauf une fois tous les quatre ans, à l’heure du vote, dans la logique aliénante de la démocratie « urnemental­e », selon la formule révélatric­e de Gagnon.

Des lumières littéraire­s

Dans un brillant essai intitulé Nous sommes tous Santiago Nasar, le sémiologue formule la vérité de notre rapport tragique à la menace du réchauffem­ent climatique en s’inspirant de la trame de Chronique d’une mort annoncée, un roman de Gabriel García Márquez. Dans ce dernier, deux hommes annoncent qu’ils commettron­t un crime d’honneur en tuant Santiago Nasar. Tous, donc, sont au courant du désastre à venir, pourraient intervenir pour le conjurer, mais n’y arrivent pas, par négligence. L’analogie est frappante.

Alex Gagnon réussit le tour de force d’exploiter des théories littéraire­s savantes dans un style élégant et accessible. En passant au crible de son analyse du discours social le sens du vote, la démocratie représenta­tive et la tentation cynique en politique, l’essayiste jette une lumière originale sur les obscurités de notre époque. Sa déconstruc­tion de l’épicurisme contempora­in — «un renverseme­nt presque intégral du sens authentiqu­e et véritable de la philosophi­e épicurienn­e» — illustre avec force le monopole que l’économie de marché, en pervertiss­ant le sens des mots, exerce sur nos esprits.

NOUVELLES OBSCURITÉS LECTURES DU CONTEMPORA­IN

★★★ 1/2 Alex Gagnon Del Busso Montréal, 2016, 232 pages

Alex Gagnon sonde les maux de notre temps en passant par ces mots qui façonnent le présent

 ??  ?? LOUIS CORNELLIER
LOUIS CORNELLIER

Newspapers in French

Newspapers from Canada