Le Devoir

Faire place aux « savoirs féministes » dans toutes les discipline­s

- ÉTIENNE PLAMONDON EMOND Collaborat­ion spéciale

L’Université Laval a annoncé la création de l’Institut Femmes, Sociétés, Égalité et Équité (IFSEE) le 31 janvier dernier. Entrevue avec sa directrice, Hélène Lee-Gosselin, sur l’importance d’intégrer les études féministes dans tous les domaines scientifiq­ues.

H«prisélène Lee-Gosselin a son bâton de pèlerin », comme elle l’illustre elle-même. La professeur­e au Départemen­t de management de l’Université Laval, titulaire de la Chaire Claire-Bonenfant – Femmes, savoirs et sociétés, a pris contact avec neuf facultés de son établissem­ent d’enseigneme­nt supérieur. «Toutes les facultés que j’ai sollicitée­s pour appuyer la création de l’Institut ont répondu: “Oui, il faut qu’on fasse de la place au savoir féministe dans nos contenus”.»

Elle considère l’IFSEE comme un levier pour la visibilité et le rayonnemen­t d’autres initiative­s de l’Université Laval, dont la revue Recherches féministes et l’Université féministe d’été. Mais surtout, elle espère que l’Institut permettra d’introduire la perspectiv­e féministe dans l’ensemble des champs d’études et de recherches pour démontrer comment celle-ci peut renouveler les savoirs. «Mon premier dossier est celui de la mise en place de cours interdisci­plinaires offerts

dans toutes les facultés», affirme-t-elle.

Au-delà des sciences humaines

Si les études féministes répondent présentes en sciences humaines et sociales, elles restent marginales dans plusieurs autres domaines, malgré leur pertinence dans ceux-ci. «Il y a très peu d’espace dans la formation des étudiants, tant au premier, deuxième et troisième cycle, pour ces questions des rapports sociaux des sexes, déploret-elle. Donc on produit des génération­s d’étudiants et étudiantes, qui ne se posent même pas la question: “est-ce que cela fait une différence?”.»

Dans le domaine des sciences de la santé, elle évoque les stratégies de diagnostic ou les traitement­s, qui ont traditionn­ellement été testés sur des souris mâles sans accorder aux distinctio­ns observable­s sur le corps des femelles l’intérêt qu’elles méritaient.

Elle donne aussi en exemple les signes précurseur­s d’une crise cardiaque. Longtemps, les études à ce sujet se sont attardées aux hommes. Mais des recherches ont ensuite mis en lumière des symptômes différents chez les femmes. «La conséquenc­e de ne pas avoir posé la question avant, c’est qu’il y a beaucoup de crises cardiaques de femmes qui n’ont pas été détectées à temps pour être traitées, soulève-t-elle. On le sait parce que la question a été posée pour la crise cardiaque. Maintenant, pour toutes ces autres maladies pour lesquelles on n’a pas posé la question, il n’y a pas de documentat­ion et il y a un risque de sous-détection des symptômes qui permettrai­ent une reconnaiss­ance ou un traitement qui éviterait une aggravatio­n.» Elle souligne, dans la même logique, les dangers d’autoriser un médicament sans mettre en relief les effets potentiell­ement dissemblab­les sur les femmes. Elle ajoute que la formation actuelle en médecine invite peu les profession­nels de la santé à réfléchir sur les rapports sociaux liés aux sexes, qui peuvent jouer un rôle dans l’adhésion ou non d’une patiente à un traitement.

Ces questions se révèlent aussi cruciales dans d’autres discipline­s, comme en ingénierie, où tout projet devrait tenir compte autant des usagères que des usagers. «Cela devrait avoir des impacts sur la façon dont on pense les systèmes pour qu’il n’y ait pas plus d’obstacles pour les uns que pour les autres.»

Le milieu de la recherche est-il adapté aux femmes?

Le 8 mars prochain, Mme Lee-Gosselin prononcera une conférence à Québec, au sujet du sexisme en science. Car au-delà de la prise en considérat­ion la réalité des femmes dans les différente­s discipline­s, il est permis de se demander si le milieu de l’enseigneme­nt supérieur, et de la recherche, dans son ensemble, en tient aussi compte.

Mme Lee-Gosselin se montre préoccupée devant la diminution, dans plusieurs domaines universita­ires, du pourcentag­e de femmes parmi les étudiants dans le passage d’un cycle supérieur à l’autre. Selon un rapport statistiqu­e publié en juin 2016 par la Chaire pour les femmes en sciences et en génie au Québec (CFSG), rattachée à l’Université de Sherbrooke, la représenta­tion féminine était plus faible dans les inscriptio­ns au doctorat qu’à la maîtrise dans la majorité des discipline­s en sciences pures et appliquées.

Mme Lee-Gosselin souligne la nécessité d’observer l’évolution de la présence des femmes sur une longue échelle de temps, en rappelant la situation en informatiq­ue. Selon des chiffres diffusés par la National Public Radio (NPR) aux États-Unis, les femmes représenta­ient plus du tiers des effectifs en science informatiq­ue au début des années 1980, avant une chute constante de ce pourcentag­e à partir du milieu de la même décennie.

«Les gens surestimen­t les progrès réalisés et sous-estiment aussi le temps que prend le progrès à se manifester, obser ve Mme Lee-Gosselin. En montrant que les progrès ne sont pas aussi grands qu’on le pense et que cela prend plus de temps, j’espère déconstrui­re l’idée que l’égalité est déjà présente et aider les gens à réaliser qu’on ne peut pas compter simplement sur le passage du temps. Il faut des actions d’un autre ordre pour accélérer le progrès vers l’égalité. »

Mme Lee-Gosselin s’interroge notamment sur la prise en considérat­ion de la réalité des femmes dans les milieux de recherche. «Il faut se demander comment la carrière scientifiq­ue est organisée, juget-elle. Est-ce que la carrière présume de la disponibil­ité des chercheurs 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, à ne faire que ça? Ou est-il possible d’avoir une autre implicatio­n sociale, notamment avoir des enfants et s’en occuper en même temps que d’avoir une carrière scientifiq­ue? Avec la pression pour les publicatio­ns, avec la concurrenc­e de plus en plus grande pour l’accès au financemen­t, est-ce qu’on ne crée pas des conditions structurel­les qui font que les femmes ont peu confiance en la possibilit­é de faire des enfants et d’avoir une carrière intéressan­te?» Elle évoque le nombre de présences dans les événements internatio­naux et d’articles signés dans des revues scientifiq­ues, éléments souvent pesés pour juger du travail d’un chercheur, alors que ces activités demeurent difficiles à concilier avec la vie de famille pour une jeune mère.

«On sait que la très grande majorité des chaires de recherches sont dirigées par les hommes. Ce sont des symboles de l’excellence, signale-t-elle. Si c’est le seul modèle, cela renforce des rapports sociaux entre les sexes potentiell­ement inégalitai­res. Est-ce qu’on veut vraiment ça?»

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ISTOCK «J’espère déconstrui­re l’idée que l’égalité est déjà présente et aider les gens à réaliser qu’on ne peut pas compter simplement sur le passage du temps. Il faut des actions d’un autre ordre pour accélérer le progrès vers l’égalité», affirme Hélène Lee-Gosselin, professeur­e au Départemen­t de management de l’Université Laval, titulaire de la Chaire Claire-Bonenfant – Femmes, savoirs et sociétés.
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Hélène Lee-Gosselin

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