Le Devoir

Observatoi­re de notre monde

- ANTOINE HASBROUCK Collaborat­ion spéciale

Alors que se tient jusqu’au 14 mai l’exposition Et si on parlait de bonheur sur le chantier?, Giovanna Borasi, conservatr­ice en chef du CCA, confie comment l’établissem­ent ne cesse de mettre à contributi­on ses précieuses archives pour les maintenir vivantes.

«Ainsi, l’architectu­re encapsuler­ait tous les questionne­ments d’une société ?» et d’une époque, dépassant largement le cadre bâti Giovanna Borasi, conservatr­ice en chef du CCA

Le terme de collection permanente est accueilli avec une certaine forme de défiance derrière les portes de la rue Baile, pour sa façon de sous-entendre une forme de finitude, comme l’explique la conservatr­ice: «Ce qu’on appelle une collection permanente peut avoir un côté réducteur. Notre mission, qui est de faire de l’architectu­re une problémati­que publique, nous amène à établir des corpus de présentati­on qui sont avant tout

établis par la recherche. C’est donc le travail des chercheurs sur nos archives qui va donner lieu à ces présentati­ons ou exposition­s, et c’est dans ces objets donnés au public que se transfère l’idée originelle de l’architecte.»

Une orientatio­n en marge de la démarche muséale classique présente dès la création du CCA, sous l’impulsion de Phyllis Lambert, que Giovanna Borasi veut poursuivre et développer.

La dernière exposition est ainsi un cas d’école de cette volonté du centre de tendre un miroir aux problémati­ques actuelles par la mise en exergue de travaux antérieurs. Et si on parlait de bonheur sur le chantier ? est la présentati­on d’un rapport de l’architecte britanniqu­e Cedric Price datant des années 1970 ayant pour objet les conditions de travail sur les chantiers anglais. Responsabi­lité de l’architecte, bien-être et bonheur au travail, les questions soulevées par le rapport Price se posent encore aujourd’hui avec tout autant de force: «Nous posons ici la question de la responsabi­lité de l’architecte, jusqu’où va-t-elle? se demande Giovanna Borasi. Estce que, par exemple, on ne peut pas considérer les ouvriers d’un chantier comme étant aussi les clients de l’architecte?»

Une lecture du monde

L’exposition consacrée au rapport Price n’est qu’un des innombrabl­es prismes par lesquels le CCA sonde et interroge des archives d’une richesse inégalée. Influences culturelle­s, environnem­ent, aménagemen­t du territoire, santé, la liste des thématique­s abordées est si vaste qu’une question finit par se poser: tout serait-il architectu­re? Sourire de la conservatr­ice: « Certains l’ont déjà dit. Mais je n’irai pas jusque-là. Pourtant, on ne peut pas non plus isoler l’architectu­re et la voir comme une discipline détachée de la réalité dans laquelle elle est créée. L’architecte produit toujours en étant dans la société.» Ainsi, l’architectu­re encapsuler­ait tous les questionne­ments d’une société et d’une époque, dépassant largement le cadre bâti? C’est l’idée maîtresse que veut véhiculer le CCA, l’architectu­re comme clé d’une analyse globale : « Quand on pense au CCA, on peut s’imaginer qu’il s’agit simplement des bâtiments, mais c’est beaucoup plus que ça. Pour nous, il s’agit d’une grille de lecture et, oui, il est possible de tout observer par l’intermédia­ire de cette grille. »

À l’échelle mondiale

Pour générer cette lecture et pour faire vivre ses archives, le CCA doit donc attirer les chercheurs, une attractivi­té que l’institutio­n a su développer en devenant l’une des références internatio­nales. Depuis sa création en 1989, le CCA a en effet accueilli pas moins de 1500 chercheurs, dont 150 en résidence, venant de plus de 15 pays différents, d’Europe, d’Amérique (du Nord et du Sud), d’Asie, d’Afrique et d’Australie. Outre des struc-

des structures qui feraient pâlir d’envie les chercheurs de nombreuses autres discipline­s, le CCA offre surtout l’accès à son trésor premier: 60 000 photos, 40 000 dessins et estampes et les archives de plus de 190 architecte­s. Voilà la principale clé du succès de l’institutio­n montréalai­se, qui s’est toujours fixé comme objectif d’être un organisme à diffusion mondiale. Justement, pour assurer sa présence dans de nouveaux pays, le CCA compte surtout sur sa politique expansionn­iste de publicatio­n. Les livres publiés par le CCA (désormais en français, en anglais, en portugais et en espagnol) ne sont d’ailleurs plus uniquement le catalogue des exposition­s, mais aussi directemen­t le résultat des travaux de recherche produits entre ses murs. Et s’il faut chercher une quelconque permanence au Centre canadien d’architectu­re, elle se trouve sans doute dans les rayons de la librairie qui contient l’ensemble de ces ouvrages, véritables sommes du savoir, de l’analyse et de la pensée extraits des fameuses archives.

Les questions de demain

Pour enrichir ce fonds chaque année un peu plus, le CCA laisse maintenant parler sa réputation bien assise. Les grands noms de la discipline, comme récemment le Portugais Alvaro Siza ou le Japonais Shoei Yoh, font honneur au centre en lui offrant leurs archives, certains que leurs travaux seront étudiés et interprété­s. Mais l’acquisitio­n de cette matière première ne se fait pas sans un sens extraordin­aire de l’anticipati­on, une vision de ce que seront les thèmes et les questionne­ments architectu­raux du futur: «Pour rester centraux dans le secteur de la recherche, nous devons acquérir des fonds couvrant les problémati­ques des dix prochaines années, explique Giovanna Borasi. Il faut faire preuve d’intuition, mais nous pouvons aussi compter sur la présence quotidienn­e des étudiants et des chercheurs pour avoir une fenêtre sur l’avenir.»

Et l’avenir des archives est aussi, évidemment, numérique. Une mutation colossale qui agite le monde de la muséograph­ie et impose des changement­s considérab­les. Entre des formats déjà abandonnés aujourd’hui, qu’il faut pourtant pouvoir techniquem­ent proposer à la consultati­on, et la multiplica­tion des fichiers rendue possible par les capacités propres à l’outil numérique, les défis qui attendent le CCA se mesurent en téraoctets. Pour rester en pointe dans son domaine, le CCA s’est d’ailleurs déjà attribué les services d’un archiviste numérique, un atout encore très rare dans le milieu. Une compétence de plus pour anticiper l’avenir de l’architectu­re et pour s’assurer que la multiplica­tion des questionne­ments soit la véritable permanence entre les murs du CCA.

 ?? CENTRE CANADIEN D’ARCHITECTU­RE ?? Depuis sa création en 1989, le CCA a accueilli pas moins de 1500 chercheurs, dont 150 en résidence, venant de plus de 15 pays différents.
CENTRE CANADIEN D’ARCHITECTU­RE Depuis sa création en 1989, le CCA a accueilli pas moins de 1500 chercheurs, dont 150 en résidence, venant de plus de 15 pays différents.

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