Le Devoir

Grégoire Delacourt, le fataliste positif

Avec Danser au bord de l’abîme, l’auteur traite du vertige du désir comme espace de liberté

- DANIELLE LAURIN à Paris

Je pars d’un argument simplissim­e: une femme voit un homme et sa vie va changer, explique Grégoire Delacourt à propos de son roman Danser au bord de l’abîme. C’est banal. Mais la banalité peut produire des choses inouïes. »

Son héroïne, 39 ans, mariée, trois enfants, est attirée malgré elle par un inconnu aperçu dans une brasserie. Coup de foudre réciproque. Le désir monte, obsessif, vertigineu­x, jusqu’à prendre toute la place. La femme en vient à tourner le dos à sa vie d’avant, à son mari, à ses enfants. À ses risques et périls.

Le désir, dans ce qu’il a de plus révélateur, grisant, merveilleu­x. Mais aussi dans ce qu’il a de plus douloureux, désastreux. C’est le coeur de Danser au bord de l’abîme, dont les droits ont été achetés

pour le cinéma dès sa sortie en France.

«Lorsque le désir surgit au moment où on ne s’y attend pas, où on ne le cherche même pas, ça entraîne des dégâts», constate l’écrivain de 56 ans rencontré à Paris.

«Cette femme, poursuit-il, rencontre ce type alors qu’elle n’en a pas besoin, qu’elle n’est pas en désamour avec son mari. Elle se retrouve tout à coup devant une promesse nouvelle, un chemin qui s’ouvre à elle. Et c’est terrifiant. D’abord pour soi. Et après, selon les choix qu’on fait, ça peut griffer, déboulonne­r les autres.»

Point de bascule

Quand le roman commence, tout est déjà derrière pour l’héroïne. Emmanuelle, c’est son prénom. Emma pour les intimes. Comme l’Emma Bovary adultère de Flaubert. Mais surtout comme dans «aima». Elle aima, c’est derrière elle.

Il lui faut maintenant revenir sur ce qui s’est passé. C’est sa chute qu’elle nous raconte, à rebours. « Je veux essayer de démonter la mécanique du désastre. De comprendre pourquoi, plus tard, j’ai incisé à jamais le coeur de ceux que j’aimais », note Emma.

Pour Grégoire Delacourt, «il s’agit là du principe même de la littératur­e, qui est d’analyser ce qui s’est passé, de comprendre le pourquoi. Quand on écrit, c’est facile de remonter: on connaît la fin. Mais quand on vit, on ne connaît pas la fin. Vous ne savez pas ce qui va vous arriver dans deux minutes… Puis un jour, vous arrivez à un point de bascule. »

Ce peut être de rencontrer quelqu’un, mais aussi, fait-il remarquer, de trouver une fortune dans une valise devant sa porte, ou d’apprendre qu’on a le cancer lors d’un simple examen de routine. «On va toujours vers ce point de bascule, mais on ne le sait pas encore.»

Grégoire Delacourt, qui s’est lancé dans l’écriture de fiction à 50 ans après une carrière dans la publicité, a fait du point de bascule le moteur de ses livres. Dans La liste de mes envies, son deuxième roman paru en 2012, succès internatio­nal vendu à plus d’un million d’exemplaire­s avant d’être adapté au cinéma et au théâtre, c’est une femme tout ce qu’il y a de plus ordinaire qui tout à coup se retrouve millionnai­re grâce à un billet de loto.

Dans On ne voyait que le bonheur, publié il y a trois ans et bientôt porté à la scène, un homme abandonné par sa femme et qui a perdu son emploi sombre dans la dépression et en vient à commettre un infanticid­e. « C’est violent, les moments de bascule, dans une vie », rappelle Grégoire Delacourt.

Il en sait quelque chose. «J’ai été viré comme une vieille merde. En quatre minutes.» C’était en 2004. Il occupait le poste de directeur de création dans une agence de publicité. «J’ai été viré à 5 heures moins 2 le soir, et à 5 heures 2 j’étais dehors, sans rien. Alors, vous faites quoi? Vous prenez une arme et vous allez tuer tout le monde? Vous allez boire, vous vous jetez sous un camion?»

Lui a décidé, dès le lendemain, de créer sa propre agence de publicité. Congédieme­nt salvateur, avec le recul. «Sinon, je n’aurais jamais osé me prendre en main, être adulte à 44 ans, et dire: plus jamais quelqu’un ne décidera de ma vie.»

Une ode à la vie

Dans La liste de mes envies, l’héroïne, Jocelyne, retarde indéfinime­nt le moment de réclamer son gros lot. Elle ne veut surtout rien changer à sa vie, à ses rituels. Tout le contraire d’Emma, quoi. « J’ai été, pendant 20 ans, une Jocelyne, laisse tomber Grégoire Delacourt. J’étais en couple, me disant que j’aimais ma vie. »

Puis, comme Emma, un coup de foudre lui est tombé dessus et a tout changé dans sa vie. « Quatre enfants, vingt ans de mariage, et boum, résume-t-il. Évidemment, il y a de la casse, c’est lourd, douloureux. Pas tant pour vous parce que vous partez pour mieux, en théorie, mais il y a des chagrins incroyable­s avec les enfants que vous laissez derrière vous.»

Ses enfants avaient de 2 à 17 ans. « Les deux grands m’en ont voulu extrêmemen­t longtemps. Mais après, ça s’est réparé magnifique­ment. Il faut du temps. L’évidence arrive tôt ou tard à ceux qu’on a quittés. Ils se disent: il est mieux, il est plus heureux, il nous rend plus heureux. Je suis très positiveme­nt fataliste: ça revient en bien.»

Positiveme­nt fataliste : ça pourrait s’appliquer au type de romans qu’il écrit, à la fois tragiques et pleins d’optimisme. C’est le cas encore une fois avec Danser au bord de l’abîme.

Le désir comme réinventio­n de soi-même: c’est aussi cela qui transpire à travers l’histoire d’Emma. Si elle a tout perdu, elle a trouvé un espace de liberté inattendu et salvateur. À côté d’elle, on voit aussi des êtres qui ne croyaient plus à l’amour aimer de nouveau, et quelqu’un qui était condamné à mourir revenir vers la vie.

Une ode à la vie, finalement, Danser au bord de l’abîme. Grégoire Delacourt a voulu son livre ainsi. Une ode à la vie ici, maintenant. Le présent étant pour lui «le seul lieu du bonheur possible».

DANSER AU BORD DE L’ABÎME Grégoire Delacourt JC Lattès Paris, 2017, 368 pages

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ERIC FEFERBERG AGENCE FRANCE-PRESSE Grégoire Delacourt a voulu son plus récent roman comme une ode à la vie.

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