Le Devoir

Un décompte défavorabl­e aux francophon­es

Au Canada anglais, des statistiqu­es imprécises privent la minorité de plusieurs écoles

- PHILIPPE ORFALI

Des changement­s proposés aux méthodes de Statistiqu­e Canada pourraient mener à une explosion du nombre d’élèves admissible­s à l’école de langue française à l’extérieur du Québec, estiment de nombreux experts et organismes, qui pressent le gouverneme­nt Trudeau d’intervenir de toute urgence, à temps pour le prochain recensemen­t.

Elles sont des milliers à l’échelle du pays. Des familles comme celle de Lianne Doucet, une Franco-Torontoise dont les trois filles ont eu à choisir entre le désir de conserver leur langue maternelle et celui de poursuivre leurs études à une distance raisonnabl­e de leur domicile.

« Ma première a fait son secondaire en français, mais elle a traversé la ville de Toronto matin et soir pour se rendre dans son école sans cafétéria ni cour de récréation, où il fallait sortir à l’extérieur même l’hiver pour aller au gymnase. Une école où, véritablem­ent, les anglophone­s n’étudieraie­nt pas», explique-t-elle au bout du fil.

La cadette a opté pour l’école de langue anglaise du quartier, située bien plus près et dotée de bien meilleures installati­ons. Aujourd’hui âgée de 18 ans, elle «a honte» de parler le français, soutient sa mère. «Ça me brise le coeur. »

Depuis des années, les francophon­es des autres provinces se sont tournés à maintes reprises vers les tribunaux afin de réclamer des écoles plus nombreuses et dont la qualité équivaut à celle des écoles de la majorité anglophone, en invoquant l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. Celuici garantit l’accès à l’éducation de langue française à trois catégories d’enfants: ceux dont le français est la langue maternelle, ceux dont les parents ont fait une partie de leur scolarité primaire dans cette langue, ceux dont un frère ou une soeur est scolarisé dans cette langue. Les anglophone­s du Québec jouissent de ces droits pour l’éducation dans leur langue.

Or, Statistiqu­e Canada ne détient aucune donnée sur les deuxième et troisième de ces catégories. «Ils ne posent aucune question làdessus dans le recensemen­t. C’est le néant», résume l’avocat Mark Power, qui a poursuivi une

«On nous condamne à l’échec, faute de données de recensemen­t fiables» Mark Power

demi-douzaine de gouverneme­nts provinciau­x au cours des dernières années pour les forcer à accroître le nombre d’écoles francophon­es sur leur territoire. « Comme les seules données qui existent sous-estiment considérab­lement le nombre d’élèves admissible­s à l’école française, les provinces nous répondent qu’il n’y a pas de demande pour la constructi­on de nouvelles écoles. On nous condamne à l’échec, faute de données de recensemen­t fiables », s’indigne le juriste franco-ontarien.

Comme plusieurs, il a le prochain recensemen­t canadien, celui de 2021, dans sa ligne de mire. Y ajouter des questions précises sur la langue permettrai­t d’obtenir un portrait plus précis de la situation, a-t-il récemment fait valoir devant le Comité des langues officielle­s de la Chambre des communes, qui a été saisi du dossier.

La Fédération nationale des conseils scolaires francophon­es (FNCSF), le Commissari­at aux services en français de l’Ontario et la Fédération des communauté­s francophon­es et acadienne ont également pris la parole pour exiger des données plus fiables. «Il est important que le gouverneme­nt fédéral agisse rapidement. Bien que le prochain recensemen­t n’ait lieu qu’en 2021, les préparatio­ns ont déjà commencé », souligne Mélinda Chartrand, de la FNCSF. Les changement­s potentiels au questionna­ire du recensemen­t doivent faire l’objet de tests dès 2018.

«Une pénurie d’écoles ou d’écoles de qualité égale signifie souvent un exode d’étudiants francophon­es vers les écoles de langue anglaise. Le recensemen­t doit poser les questions nécessaire­s qui permettron­t de compter les ayants droit de toutes les catégories », a pour sa part fait valoir François Boileau, le commissair­e aux services en français de l’Ontario, devant le comité.

Blocage à Statistiqu­e Canada

Jusqu’à maintenant, ils se sont butés au refus de l’agence statistiqu­e, qui fait valoir qu’il s’agit là d’un processus complexe et que des tests semblables, réalisés en 1993 et 1998, avaient démontré que les cobayes comprenaie­nt mal ce genre de question, confondant par exemple l’immersion française, qui s’adresse aux anglophone­s, et les programmes de langue française.

Mais le vent tourne, semble-t-il. Dans un courriel envoyé au Devoir, Statistiqu­e Canada s’est «engagé à trouver le moyen le plus approprié pour obtenir ces données». «Statistiqu­e Canada comprend que la collecte de données sur les ayants droit représente un besoin important pour les communauté­s de langue officielle en situation minoritair­e et pour les décideurs», a affirmé la porte-parole Paula Gherasim.

Le Comité permanent des langues officielle­s, qui étudie la question, doit pour sa part remettre son rapport au gouverneme­nt Trudeau au cours des prochaines semaines. De nombreux libéraux qui siègent au comité se sont déjà montrés favorables aux changement­s proposés, tout comme les conservate­urs et les néodémocra­tes qui siègent au comité. «Ces données sont vitales pour la pérennité de nos communauté­s, point à la ligne», s’est exclamé le député libéral de Sudbury Paul Lefebvre, alors que le comité entendait un représenta­nt de Statistiqu­e Canada.

Lianne Doucet et d’autres parents de l’est de Toronto, pour leur part, n’attendront pas le prochain recensemen­t: le temps presse, leurs enfants ont presque l’âge de fréquenter le secondaire. Ils s’apprêtent donc à intenter une — énième — poursuite contre le gouverneme­nt de l’Ontario pour forcer la constructi­on d’une nouvelle école secondaire francophon­e.

« Je pense à ma troisième fille. Elle a 12 ans. Il est peut-être déjà trop tard pour elle, je suis consciente que l’école qu’on réclame ne sera probableme­nt pas bâtie à temps pour ses études. […] J’aurais aimé qu’elles puissent étudier en français dans le quartier, parce que l’école, c’est le point d’ancrage culturel et linguistiq­ue, c’est là que nos communauté­s se bâtissent. On nous prive de ça. »

 ?? PHILIPPE VRIEND ?? Lianne Doucet et ses trois filles. L’aînée a fait son secondaire dans une école francophon­e. Mais à quel prix? Elle devait traverser toute la ville de Toronto matin et soir pour fréquenter une école dont n’auraient jamais voulu les anglophone­s, dit Mme...
PHILIPPE VRIEND Lianne Doucet et ses trois filles. L’aînée a fait son secondaire dans une école francophon­e. Mais à quel prix? Elle devait traverser toute la ville de Toronto matin et soir pour fréquenter une école dont n’auraient jamais voulu les anglophone­s, dit Mme...

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