Le Devoir

L’âge du déni

Plus rien n’est garanti : ni la sécurité biologique de notre planète ni la nôtre

- LOUISE VANDELAC Professeur­e titulaire à l’Institut des sciences de l’environnem­ent et au Départemen­t de sociologie de l’UQAM

On savait, mais on refusait d’y croire, pour paraphrase­r le philosophe JeanPierre Dupuy. Comme si la multiplica­tion des données et des modélisati­ons les plus sophistiqu­ées relevait des prophéties de Cassandre. On sait. Ou plutôt, distraits par nos vies affolées, on prétend savoir. Demain, peut-être, on verra…

Comment imaginer la vis sans fin des dérèglemen­ts qui, à l’échelle du globe, barbouille­nt l’horizon? Et comment réaliser que c’est à la fois le corps de la planète, le corps humain, le corps social et le corps de la pensée qui sont en jeu? Cela est d’autant plus difficile qu’on interprète encore la multiplica­tion et l’aggravatio­n des événements majeurs — ouragans, pluies diluvienne­s, inondation­s, tremblemen­ts de terre, chaleurs extrêmes, sécheresse­s, incendies ou froids polaires — comme autant de symptômes passagers, à gérer en se confinant dans l’univers gestionnai­re de fragmentat­ion de la pensée, des pouvoirs et des compétence­s qui a contribué à les créer. Ainsi, quand les grandes marées déchiquett­ent les côtes françaises et emportent des falaises, que la mer de Gaspésie arrache de grands lambeaux de route, ces événements s’inscrivent dans ces désastres, dont les dommages, de 2000 à 2012, ont dépassé 1,7 trillion de dollars, ont affecté 2,9 milliards de personnes et en ont tué 1,2 million.

Ces événements annoncent déjà les symptômes des grands dérèglemen­ts biogéochim­iques, qui, à l’échelle du globe, s’amplifient avec l’augmentati­on continue du CO2, les risques de libération du méthane, 25 fois plus puissant encore, l’acidificat­ion des océans, la fonte accélérée des glaciers sur les continents et celle des banquises et du pergélisol aux pôles, la modificati­on des grands courants marins, l’élévation continue du niveau des mers, l’érosion des côtes et l’ennoiement annoncé de milliers d’îles et de villes côtières.

À cela s’ajoute la mise en péril des deux tiers des capacités de support des écosystème­s, compromett­ant la régulation et la purificati­on de l’air

et de l’eau, la production d’énergie et d’aliments, la pollinisat­ion et la dispersion des semences, trop empressés que nous sommes de détruire et de polluer les habitats pour exploiter les hydrocarbu­res, les forêts, les mines et d’étendre l’agroindust­rie, le commerce et les villes alors qu’on peut faire autrement. Ainsi, depuis 40 ans, l’effectif des population­s de vertébrés a chuté de plus de moitié. Les population­s mondiales de poissons, d’oiseaux, de mammifères, d’amphibiens et de reptiles ont décliné de 58%, et celles des espèces sauvages pourraient atteindre 67% d’ici 2020, selon le WWF. Au rythme actuel, les 150 millions de tonnes métriques de déchets de plastique, produits du pétrole et de plastifian­ts toxiques, qui, dispersés dans les mers et les océans, contaminen­t les espèces, atteindron­t, en 2050, les 850 millions de tonnes métriques, dépassant alors, selon un document du Forum économique mondial, les 812 millions de tonnes métriques de poissons […]

Absurde croissance infinie

Les yeux rivés dans le rétroviseu­r, nous commençons à peine à constater l’ampleur des dégâts, et nous imaginons encore bien mal l’incroyable maelström qui monte à l’horizon! Comment alors se désengluer des vieux schémas de production-consommati­on centrés sur l’absurde croissance infinie, auto-instituée en quasi-finalité et guidée par cette boussole du PIB ayant littéralem­ent perdu le nord? […] On préférerai­t certes se bercer de l’illusion que le corps vivant de la planète, le corps humain, le corps social et celui de la pensée, si intimement liés, constituen­t encore les socles immuables de l’aventure commune, comme si, après avoir allègremen­t carburé aux énergies fossiles, surexploit­é un monde bêtement réduit à des ressources, multiplié les marchés et les bricolages inconsidér­és des sources vitales, au point de laisser les deux tiers des semences du monde à trois multinatio­nales; comme si, après avoir compromis les conditions de régénérati­on des êtres et des milieux de vie, nous espérions que ces corps si mal aimés s’avèrent d’une résilience infinie, qui nous permettrai­t de rebondir éternellem­ent…

Or, désormais, plus rien n’est garanti: ni la sécurité biologique de la planète, ni la nôtre, ni la permanence du corps humain, qui, à travers le flot des génération­s, nous permet de naître à nous-mêmes et de concevoir l’Autre, de penser le monde, de l’habiter collective­ment et d’imaginer l’avenir.

Au-delà des petits gestes rassurants, nous n’avons donc plus le choix de mesurer l’ampleur et la complexité des enjeux, d’en décoder les mécanismes, d’en dénouer les logiques afin de tenter d’y échapper… avant l’effondreme­nt […]

Nous avons le choix, celui du Dernier homme de Mary Shelley, celui de L’obsolescen­ce de l’homme de Günther Anders, ou ce fameux article «Pourquoi le futur n’a pas besoin de nous» du célèbre informatic­ien Bill Joy… Ou alors préférer la poésie, celle de L’homme rapaillé, par exemple :

C’est mon affaire La terre et moi Flanc contre flanc

Je prends sur moi de ne pas mourir

Le texte intégral est disponible à: http://revueliber te.ca/content/et-si-lavenir-sechappait.

La revue Liberté présentera une causerie sur le thème du progrès et de la catastroph­e, le jeudi 9 mars, à 19 h à la librairie Le Port de tête, à Montréal.

Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

Newspapers in French

Newspapers from Canada