En finir avec l’anonymat ?
Exprimer des idées sur Internet ressemble parfois à du sport extrême: des commentatrices ont récemment annoncé qu’elles abandonnaient leur tribune en raison du caractère gratuit, méchant ou franchement haineux de certains commentaires dont elles sont l’objet. Serait-il devenu trop facile de dire n’importe quoi sous le voile de l’anonymat et surtout d’écrire des propos que l’on n’oserait pas tenir à visage découvert?
On est frappé de constater combien certains commentaires font fi des idées mises en avant pour s’attaquer aux personnes. Certains se permettent de critiquer non pas le point de vue présenté, mais la personne qui l’exprime. Réagir à un propos en s’en prenant au sexe de la commentatrice, en faisant des conjectures sur sa vie intime ou en la dénigrant pour ses caractéristiques physiques ne relève pas de la discussion d’enjeux collectifs. On est plutôt dans le domaine de l’invective.
Les environnements en ligne permettent à tout le monde de s’exprimer avec une facilité sans précédent. C’est en soi une bonne chose; un acquis qui vient avec le monde numérique qui est désormais le nôtre. Le réseau confère une capacité de diffuser les propos à une vitesse et à un auditoire qui, il y a quelques années, étaient réservés aux grands médias de masse.
Mais dans une société démocratique, lorsqu’il s’agit de débattre des enjeux collectifs, est-ce que l’anonymat est légitime ou nécessaire? Dans beaucoup de situations, on a l’impression qu’il est utilisé par certains afin de se soulager contre des personnalités connues. Il sert de paravent à ceux qui n’ont apparemment que des invectives à exprimer.
Certains proposent d’interdire les commentaires de personnes qui refusent de révéler leur véritable identité. On fait valoir qu’il existe un lien entre l’anonymat et le caractère virulent et gratuit, voire méchant de certains propos. Certaines personnes peuvent se sentir autorisées à lancer n’importe quelle invective en se croyant invisibles et invulnérables derrière des pseudonymes.
Dans la culture des internautes, le droit de s’exprimer de façon anonyme est fortement revendiqué au nom de la liberté d’expression. Il existe en effet des endroits sur cette planète où l’expression n’est possible que si on se cache. Dans les régimes autoritaires, prendre la parole, même sur Internet, comporte de très grands risques d’être «neutralisé» par les forces au service du régime.
Mais dans un environnement démocratique, où le droit de s’exprimer est protégé par des règles constitutionnelles, est-il justifié d’exprimer son opinion sous le couvert de l’anonymat?
Dans beaucoup d’environnements en ligne, l’anonymat semble surtout utilisé afin de réduire les risques d’être inquiété pour avoir proféré des injures ou des atteintes à la dignité des personnes, non pour exprimer un point de vue ou révéler des situations iniques. Dans de telles situations, l’anonymat est loin de correspondre à un souci légitime de protéger les libertés de la personne qui s’exprime. Il sert de cachette pour lancer des propos qu’on n’aurait pas le courage de tenir à visage découvert.
L’anonymat doit demeurer exceptionnel
Dès lors que l’on protège la liberté de commenter, que les lois interdisent d’appliquer des représailles à ceux qui expriment un point de vue sur une question relevant des affaires de la collectivité, à quoi rime l’anonymat? Lorsque dans une société démocratique des gens tiennent à s’exprimer sous le couvert de l’anonymat, c’est qu’il y a des risques de subir des conséquences adverses pour avoir exprimé un point de vue. Il importe alors de revendiquer la mise en place de mesures afin de limiter les risques imposés à ceux qui osent prendre la parole.
Il faut lutter contre l’ensemble des comportements liberticides. Qu’il s’agisse des trolls ou de ceux qui justifient les pires censures en brandissant que ceux avec lesquels ils sont en désaccord «instrumentalisent» la liberté d’expression.
En contrepartie, il faut exiger que la prise de parole se fasse à visage découvert. Lorsqu’on donne son identité, il est plus gênant de harceler, de lancer des invectives ou des propos qui n’ont pas de fondement.
Un bémol toutefois: ce n’est pas demain la veille qu’on pourra sérieusement imposer à tous de s’exprimer sous leur véritable nom. Sur Internet, les mécanismes assurant une certitude suffisante quant à l’identité d’une personne demeurent imparfaits. Il reste toujours relativement facile pour quiconque en a la volonté de se camoufler derrière un identifiant factice. Donc, pour l’heure, on est obligé de se contenter de mécanismes d’identification imparfaits.
Il importe de garantir la liberté de critiquer les personnalités publiques. En contrepartie, il faut poser le principe que l’on s’exprime à visage découvert. L’anonymat ne devrait être tenu pour légitime que dans des situations exceptionnelles.