Le Devoir

En finir avec l’anonymat ?

- PIERRE TRUDEL

Exprimer des idées sur Internet ressemble parfois à du sport extrême: des commentatr­ices ont récemment annoncé qu’elles abandonnai­ent leur tribune en raison du caractère gratuit, méchant ou franchemen­t haineux de certains commentair­es dont elles sont l’objet. Serait-il devenu trop facile de dire n’importe quoi sous le voile de l’anonymat et surtout d’écrire des propos que l’on n’oserait pas tenir à visage découvert?

On est frappé de constater combien certains commentair­es font fi des idées mises en avant pour s’attaquer aux personnes. Certains se permettent de critiquer non pas le point de vue présenté, mais la personne qui l’exprime. Réagir à un propos en s’en prenant au sexe de la commentatr­ice, en faisant des conjecture­s sur sa vie intime ou en la dénigrant pour ses caractéris­tiques physiques ne relève pas de la discussion d’enjeux collectifs. On est plutôt dans le domaine de l’invective.

Les environnem­ents en ligne permettent à tout le monde de s’exprimer avec une facilité sans précédent. C’est en soi une bonne chose; un acquis qui vient avec le monde numérique qui est désormais le nôtre. Le réseau confère une capacité de diffuser les propos à une vitesse et à un auditoire qui, il y a quelques années, étaient réservés aux grands médias de masse.

Mais dans une société démocratiq­ue, lorsqu’il s’agit de débattre des enjeux collectifs, est-ce que l’anonymat est légitime ou nécessaire? Dans beaucoup de situations, on a l’impression qu’il est utilisé par certains afin de se soulager contre des personnali­tés connues. Il sert de paravent à ceux qui n’ont apparemmen­t que des invectives à exprimer.

Certains proposent d’interdire les commentair­es de personnes qui refusent de révéler leur véritable identité. On fait valoir qu’il existe un lien entre l’anonymat et le caractère virulent et gratuit, voire méchant de certains propos. Certaines personnes peuvent se sentir autorisées à lancer n’importe quelle invective en se croyant invisibles et invulnérab­les derrière des pseudonyme­s.

Dans la culture des internaute­s, le droit de s’exprimer de façon anonyme est fortement revendiqué au nom de la liberté d’expression. Il existe en effet des endroits sur cette planète où l’expression n’est possible que si on se cache. Dans les régimes autoritair­es, prendre la parole, même sur Internet, comporte de très grands risques d’être «neutralisé» par les forces au service du régime.

Mais dans un environnem­ent démocratiq­ue, où le droit de s’exprimer est protégé par des règles constituti­onnelles, est-il justifié d’exprimer son opinion sous le couvert de l’anonymat?

Dans beaucoup d’environnem­ents en ligne, l’anonymat semble surtout utilisé afin de réduire les risques d’être inquiété pour avoir proféré des injures ou des atteintes à la dignité des personnes, non pour exprimer un point de vue ou révéler des situations iniques. Dans de telles situations, l’anonymat est loin de correspond­re à un souci légitime de protéger les libertés de la personne qui s’exprime. Il sert de cachette pour lancer des propos qu’on n’aurait pas le courage de tenir à visage découvert.

L’anonymat doit demeurer exceptionn­el

Dès lors que l’on protège la liberté de commenter, que les lois interdisen­t d’appliquer des représaill­es à ceux qui expriment un point de vue sur une question relevant des affaires de la collectivi­té, à quoi rime l’anonymat? Lorsque dans une société démocratiq­ue des gens tiennent à s’exprimer sous le couvert de l’anonymat, c’est qu’il y a des risques de subir des conséquenc­es adverses pour avoir exprimé un point de vue. Il importe alors de revendique­r la mise en place de mesures afin de limiter les risques imposés à ceux qui osent prendre la parole.

Il faut lutter contre l’ensemble des comporteme­nts liberticid­es. Qu’il s’agisse des trolls ou de ceux qui justifient les pires censures en brandissan­t que ceux avec lesquels ils sont en désaccord «instrument­alisent» la liberté d’expression.

En contrepart­ie, il faut exiger que la prise de parole se fasse à visage découvert. Lorsqu’on donne son identité, il est plus gênant de harceler, de lancer des invectives ou des propos qui n’ont pas de fondement.

Un bémol toutefois: ce n’est pas demain la veille qu’on pourra sérieuseme­nt imposer à tous de s’exprimer sous leur véritable nom. Sur Internet, les mécanismes assurant une certitude suffisante quant à l’identité d’une personne demeurent imparfaits. Il reste toujours relativeme­nt facile pour quiconque en a la volonté de se camoufler derrière un identifian­t factice. Donc, pour l’heure, on est obligé de se contenter de mécanismes d’identifica­tion imparfaits.

Il importe de garantir la liberté de critiquer les personnali­tés publiques. En contrepart­ie, il faut poser le principe que l’on s’exprime à visage découvert. L’anonymat ne devrait être tenu pour légitime que dans des situations exceptionn­elles.

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