Le Devoir

S’éloigner de la partisaner­ie prend du temps

Des postes importants de l’appareil fédéral tardent à être pourvus en raison de la volonté du premier ministre de dépolitise­r le processus

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

C’est du jamais vu à Ottawa. Quatre des huit postes d’agents du Parlement sont en attente d’un titulaire permanent: partis, le directeur général des élections et le commissair­e aux langues officielle­s, obligées de rester en attendant un remplaçant, la commissair­e à l’éthique et celle au lobbying. Le gouverneme­nt de Justin Trudeau se traîne-t-il les pieds? Nenni, répond celui-ci, qui fait valoir que c’est la mise en place de son nouveau processus de nomination­s fondées sur le mérite qui allonge les délais. Les observateu­rs, eux, se demandent si l’attente en vaudra la chandelle. Tour d’horizon d’une réforme passée largement sous silence.

Outre les agents du Parlement, il existe quelque 1500 postes dans l’appareil fédéral dont la nomination des titulaires relève du gouverneur en conseil — autrement dit, du premier ministre. Les postes sont des plus variés : commissair­es à l’immigratio­n, administra­teurs de musées, membres de tribunaux administra­tifs (transports, anciens combattant­s, sécurité sociale), membres du CRTC, etc. Les émoluments sont souvent généreux : jusqu’à 312 000 $ par an pour le président du CRTC, 555 $ par jour de réunion pour un administra­teur de la Société canadienne d’hypothèque­s et de

logement. Les postes sont donc convoités et ont été historique­ment source de beaucoup de patronage.

En 1993, au cours des deux mois précédant son départ de la politique, Brian Mulroney effectue 178 nomination­s récompensa­nt principale­ment des amis conservate­urs. En 1998, les conservate­urs découvrent que 337 des 888 nomination­s faites par Jean Chrétien sont allées à des libéraux.

Justin Trudeau a donc voulu mettre un terme à cette alternance du patronage en instaurant un processus ouvert de nomination­s basées sur la compétence, comme il l’a fait pour les sénateurs. Désormais, tous les postes vacants sont affichés sur un même site Internet accessible à tous. Une descriptio­n de tâches est rédigée pour chacun. N’importe qui peut postuler. Un comité de sélection réduit le nombre de candidats pouvant être appelés à une entrevue. En bout de piste, c’est encore le premier ministre qui choisit l’heureux élu, mais à partir d’une liste concoctée par des personnes n’étant pas toutes issues de son entourage politique.

Ainsi, pour le poste de commissair­e aux langues officielle­s, 50 personnes ont postulé, selon les informatio­ns obtenues par Le Devoir. Une firme de chasseurs de têtes a été embauchée pour en faire le tri et retenir neuf noms. Ces neuf passeront une entrevue à laquelle participer­ont les sous-ministres de la Justice et du Patrimoine, quelqu’un du bureau du premier ministre, un fonctionna­ire du Conseil privé et un autre du Conseil du trésor. Quatre ou cinq candidats seront convoqués à une seconde entrevue à laquelle, dit-on, la ministre du Patrimoine Mélanie Joly participer­a. Deux noms seront soumis à Justin Trudeau, à qui revient le choix final. Cela tranche avec les précédente­s nomination­s à ce poste, qui se faisaient au terme d’une seule rencontre, informelle, avec le premier ministre.

Les rumeurs font état de certaines candidatur­es prévisible­s comme l’ancienne ministre déléguée aux Affaires francophon­es de l’Ontario, Madeleine Meilleure, le professeur de droit de l’Université de Moncton Michel Doucet ou encore l’ancien ministre québécois Benoît Pelletier. Néanmoins, au moins une candidatur­e à laquelle personne n’aurait pensé d’emblée est confirmée: celle d’Alexandrin­e Latendress­e, une ex-députée du NPD. Mme Latendress­e avait fait adopter le projet de loi obligeant les agents du Parlement à être bilingues dès leur entrée en fonction.

Mme Latendress­e se réjouit que le spectre des candidatur­es considérée­s soit désormais élargi. «Le principe est très bien. C’est une bonne chose d’essayer d’ouvrir ça un peu pour certains postes », dit-elle au Devoir, même si elle déplore « l’opacité » du processus, elle qui n’a pas reçu de nouvelle depuis.

Graham Fraser, le commissair­e sortant aux langues officielle­s, voit du positif dans le nouveau processus, mais apporte des bémols. « Dans sa volonté d’être ouvert, transparen­t et de chercher des gens autres que les usual suspects — ce qui est une bonne idée —, le gouverneme­nt n’a pas prévu à quel point ça prendrait du temps!»

Sans se prononcer sur la qualité de candidatur­es spécifique­s, M. Fraser note que certains des noms qui circulent sont des évidences. « Si c’est une de ces personnes qui est choisie au terme de ce long processus, j’aurai de la misère à dire bravo! Quelle améliorati­on du système!»

Néanmoins, il reconnaît que le processus pourrait faire en sorte d’élargir le bassin de candidatur­es considérée­s dans le futur. « Si c’est un usual suspect qui est nommé commissair­e, mais que, par ailleurs, certains des candidats moins connus se retrouvent nommés ailleurs, peut-être que ça aura été un exercice utile parce qu’il aura fait venir des gens imprévus. »

Mauvaises candidatur­es?

La lenteur à procéder aux nomination­s ne concerne pas que les agents du Parlement et affecterai­t aussi les autres nomination­s, selon nos informatio­ns. En coulisses au gouverneme­nt, on laisse entendre que le rythme est ralenti parce que les candidatur­es posées ne sont pas toujours à la hauteur. Selon les informatio­ns du Devoir, c’est ce qui s’est produit dans au moins une province où des sénateurs ont été nommés en novembre dernier.

Le comité de sélection d’une des provinces maritimes a écrit dans son rapport que le niveau des candidatur­es sénatorial­es n’avait pas été assez élevé et que la constituti­on d’une liste courte à remettre à Justin Trudeau avait été difficile.

L’ancienne vérificatr­ice générale Sheila Fraser a une autre lecture de la situation. Selon elle, les retards s’expliquent par un manque de planificat­ion. «Le problème, ce n’est pas qu’il n’y a pas de processus, mais qu’il n’est pas lancé à temps », explique-t-elle. Elle salue un processus «plus ouvert qu’avant» et « peut-être un peu plus rigoureux », mais nuance en soulignant que, malgré la partisaner­ie des nomination­s, il n’y avait pas un problème systémique d’incompéten­ce pour autant.

Le professeur Roger Ouellette, qui enseigne la gouvernanc­e à l’Université de Moncton, voit du positif dans le nouveau mécanisme de nomination de M. Trudeau, mais n’est pas entièremen­t satisfait. « C’est un pas dans la bonne direction, ça enlève de l’arbitraire et du patronage, mais le processus est-il plus transparen­t qu’avant? En apparence oui, mais en réalité, non. » Pour être vraiment transparen­t, estime M. Ouellette, le gouverneme­nt devrait rendre publique la courte liste à partir de laquelle le premier ministre fait son choix.

M. Ouellette pense surtout que le pouvoir même de nomination du gouverneur en conseil devrait être restreint. «Il y a des fonctions importante­s, comme juges, pour lesquelles le premier ministre ne peut se défiler à cause des considérat­ions constituti­onnelles, mais il y a plein d’autres postes où ça ne m’apparaît pas nécessaire que ce soit le premier ministre qui fasse ces nomination­s.»

En bout de piste, le professeur salue la volonté de dépolitise­r les nomination­s, mais note qu’aucun de ces changement­s n’est inscrit dans une loi. «Tout cela dépend de la bonne volonté du prince. Si on a un nouveau prince, ça pourrait changer!»

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FRED CHARTRAND LA PRESSE CANADIENNE La commissair­e à l’éthique, Mary Dawson, doit rester en poste, le temps que son successeur soit nommé.

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