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Zeitgeist › Médecin de coeur. La petite révolution du Dr Juneau.

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Twitter : @cherejoblo

Nous broutons nos salades de légumineus­es et crucifères au sous-sol du centre EPIC de l’Institut de cardiologi­e de Montréal, son fief depuis 30 ans. Sans exagérer, j’ai devant moi un spécimen rare de la médecine, le cardiologu­e que tout le monde voudrait à son chevet, « humain » comme on le dit des gens qui ont un coeur, un ego bouddhiste, un chercheur infatigabl­e et cohérent, en résonance avec sa propre vie, végétarien depuis 1984, alors qu’il étudiait en prévention à l’Université Stanford de Californie : «Tous les médecins étaient végés là-bas. Je me faisais regarder avec mon sandwich au jambon et mon Coke… »

Sur 451 spécialist­es en cardiologi­e, ils sont peut-être une dizaine comme lui au Québec à axer leur pratique profession­nelle sur les habitudes de vie, l’alimentati­on, l’exercice, la prévention primaire ou secondaire (après un infarctus). Mais, à force de donner des conférence­s et d’enseigner aux nouvelles recrues à l’Université de Montréal, leur nombre augmente doucement grâce à lui.

Avec son livre paru au début du mois, Un coeur pour la vie, le Dr Martin Juneau, directeur de la prévention à l’Institut de cardiologi­e de Montréal et du centre EPIC, espère toucher autant ses collègues médecins ou nutritionn­istes que le public avide d’informatio­ns sur la santé.

Depuis toujours, son dada demeure la médecine en amont. Et même si les études sérieuses sont là pour appuyer ses observatio­ns cliniques, elle reste la parente pauvre de la médecine. «Y a pas un gouverneme­nt qui va se faire battre aux élections parce qu’il n’investit pas en prévention. La pression pour les soins aigus est trop forte», laisse tomber ce cardiologu­e qui a également axé une partie de sa pratique vers l’urgence.

Et il ne se fait pas d’illusions quant à la place des médicament­s dans le panier de services: «Tout le système est orienté vers les pharmas», tranche-t-il. La prévention ne rapporte qu’à l’individu et, ultimement, à l’État.

Il déplore également le réductionn­isme scientifiq­ue : «Il est plus facile d’obtenir une subvention pour étudier le bêta-caroténoïd­e 36/48 dans la carotte que de se pencher sur une diète complète qui ne rapportera pas. Dès que c’est global, ça ne vaut rien aux yeux de l’industrie. »

Le muscle de la guerre, ce n’est pas le coeur, c’est l’argent.

Un muscle involontai­re

Si les patients admis en cardiologi­e rajeunisse­nt à vue d’oeil, en dépit du vieillisse­ment de la population, l’espérance de vie «en santé» diminue dramatique­ment aussi. Elle est de 69 ans pour les hommes et de 71 ans pour les femmes, soit plus de 10 ans à subir une qualité de vie très moyenne avant de mourir de sa belle mort. C’est long, l’éternité, surtout vers la fin, disait Woody Allen.

Le diabète, la sédentarit­é et l’obésité en augmentati­on féroce s’ajoutent aux 20% de fumeurs toujours abonnés à la boucane. Et au moins 80% de tous ces dommages collatérau­x pourraient être évités simplement en modifiant les habitudes de vie et même en ajoutant un ou deux verres de vin par jour! « La Santé publique veut me tuer quand je dis ça, mais mes patients italiens sont plutôt contents ! »

Quant à l’alimentati­on, la majorité de ses collègues ne sont pas au fait des dernières études sur le sujet. Le Dr Juneau propose une diète méditerran­éenne à ses patients et va même jusqu’à encourager un régime végétalien (sans produits animaux): «Avec ça, on ne les revoit plus jamais et ils ne veulent pas revenir en arrière. Si les trois quarts des cardiaques étaient végétalien­s, on n’aurait plus de patients! L’ex-président Bill Clinton — quadruple pontage coronarien — était condamné par la médecine; il a adopté le végétalism­e grâce au Dr Ornish et perdu 40livres. Il devrait être mort, et cela fait dix ans.»

La bonne nouvelle dans cette approche, c’est qu’elle prévient autant les cancers, les AVC, le diabète, l’Alzheimer et l’obésité que les maladies cardiovasc­ulaires, la seconde cause de décès au Canada : « On guérit cette maladie, insiste le cardiologu­e. Lorsque j’ai pris connaissan­ce de ces études dans The Lancet [revue scientifiq­ue] en 1990, cela a changé ma pratique. »

Par méconnaiss­ance et parfois par paternalis­me («Les patients ne feront jamais ça, à quoi bon leur en parler ! »), les cardiologu­es vont plutôt opter pour l’approche convention­nelle, lourdement médicament­ée. «Le problème, c’est que même avec les statines, nous avons de 30 à 40% de récidives d’infarctus dans les cinq ans», note le Dr Juneau.

Selon son expérience clinique, seulement 5 % des patients refuseraie­nt de tenter l’aventure du changement de diète associé à l’exercice. «Les médecins pensent souvent que les patients n’écouteront pas. Ce n’est pas vrai du tout! La plupart aiment mieux changer le contenu de leur assiette que de se faire ouvrir le thorax. J’ai un patient italien qui devait subir trois pontages. Il est devenu végétalien; il n’a jamais eu besoin d’être opéré. »

Le mythe des statines

Ami du chercheur Richard Béliveau et du regretté Dr David Servan-Schreiber, usé aux travaux du Dr Michael Greger aux ÉtatsUnis, le Dr Juneau jouit d’une immense crédibilit­é, et personne n’a encore osé traiter de « granole » ce médecin qui stabilise les crises d’angine et traite les oedèmes pulmonaire­s à l’urgence.

Pour les besoins de son livre, il a épluché, lu et relu plus de 2000 études scientifiq­ues, parfois contradict­oires. Il termine son ouvrage en dépolissan­t le lustre des statines, ces fameux médicament­s anticholes­térol, dont le Lipitor est le plus rentable de l’histoire de l’industrie pharmaceut­ique.

«La grande popularité des statines en prévention primaire s’explique également par le fait que leur faible impact sur les accidents cardiovasc­ulaires est relativeme­nt peu connu de la communauté médicale », écrit-il dans Un coeur pour la vie. Le Dr Juneau explique que la façon de présenter les chiffres y est pour beaucoup.

Les statines diminuent de 1,1% le risque absolu de subir un accident cardiaque (il est de 3% au départ). Mais toute la publicité des pharmas tourne autour du risque relatif, une réduction de 36 % (le tiers du 3 %).

La seule chose que le Dr Juneau, 64 ans, a oublié de prévoir dans son arsenal préventif, c’est la relève. «Je ne peux pas prendre ma retraite pour l’instant. Comme cardiologu­es en prévention, nous gagnons quatre fois moins que des cardiologu­es en hémodynami­e. Il y a peu d’intéressés… »

Un ou une missionnai­re dans la salle? Carte de membre gratuite au gym et buffet végétarien à volonté. Le coeur sur la main serait un atout.

«Souvent une évolution est une révolution sans en avoir l’R»

Pierre-Henri Cami

Nous ne sommes pas rémunérés pour le temps que nous passons en consultati­on avec nos patients à les informer sur les bénéfices d’une alimentati­on saine

Dr Michael Greger

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le directeur du Centre de médecine préventive et d’activité physique (Centre EPIC), le Dr Martin Juneau, prend le taureau par les cornes en matière de prévention et de guérison des maladies cardiovasc­ulaires: «Si les trois quarts des cardiaques étaient...
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