Le Devoir

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La résolution informelle d’une affaire ne répond pas toujours aux attentes des plaignante­s

- JESSICA NADEAU

Pour répondre aux plaintes des victimes, plusieurs établissem­ents proposent des résolution­s informelle­s plutôt qu’une enquête en bonne et due forme. Cette pratique, encensée par plusieurs, ne répond toutefois pas toujours aux attentes des victimes.

La principale raison pour laquelle les victimes portent plainte à leur institutio­n plutôt qu’à la police, c’est qu’elles souhaitent une interventi­on immédiate, directemen­t sur le campus, pour éviter de croiser leur agresseur au détour d’un couloir ou même, parfois, d’être assises dans la même classe que lui.

«Les filles que j’ai rencontrée­s avaient toutes des attentes différente­s, mais la plupart d’entre elles voulaient se sentir en sécurité, résume Audrey Lemay, sexologue et ex-intervenan­te au bureau de prévention et d’interventi­on en matière de harcèlemen­t de l’UQAM. Aucune fille n’arrive en disant: “Je veux qu’il soit puni”. Ce qu’elles nous disent, c’est: “Je veux que ça arrête.”»

C’est par la suite que certaines victimes réalisent que les accommodem­ents qui ont été aménagés par leur établissem­ent ne sont pas suffisants. Et à cette étape, il est souvent trop tard pour changer d’idée. Max l’a appris à ses dépens.

Une solution parfaite… ou presque

Lorsqu’elle a obtenu une bourse d’études pour étudier à McGill, Max était folle de joie. C’était l’université de ses rêves. Mais moins d’une semaine après son arrivée sur le campus, le rêve s’est transformé en cauchemar.

Grippée, elle avait demandé à un jeune homme qu’elle venait de rencontrer de lui apporter quelque chose à manger dans sa chambre en résidences. Ce dernier a profité de l’occasion pour la violer.

Comme elle partageait certains cours avec l’étudiant, elle est allée voir l’administra­tion pour tenter de trouver une solution. «Je ne voulais pas détruire sa vie, je voulais juste m’assurer qu’on ne se retrouvera­it pas dans les mêmes classes», raconte-t-elle.

Lorsque les administra­teurs lui ont expliqué qu’ils pouvaient agir de façon informelle, sans qu’elle ait à porter plainte, Max s’est sentie soulagée. «J’étais tellement bouleversé­e par tout ce qui venait de se passer, je n’avais pas envie de devoir me justifier et de raconter mon histoire encore et encore. C’était la solution parfaite… ou enfin, c’est ce que je croyais. »

Rapidement, Max a réalisé que les accommodem­ents n’étaient pas à la hauteur de ses attentes. Elle était toujours coincée dans un cours avec son assaillant, ce qui provoquait chez elle des crises de panique. Elle s’automutila­it. Elle évitait tous les endroits où elle aurait pu le croiser, s’éloignant de ses camarades de classe. «J’errais comme un fantôme dans ma propre école», résume-t-elle.

Dans une ultime tentative d’accommodem­ent, l’université lui a proposé de filmer le cours, pour qu’elle puisse y assister à distance. «La première chose que j’ai vue, dans le coin de l’écran, c’est mon assaillant, assis en avant de la classe… De toute évidence, ils n’avaient rien compris!»

Trop tard

Max est retournée voir l’administra­tion de McGill. Elle souhaitait prendre des mesures plus formelles pour que son assaillant soit sanctionné, voire expulsé de l’université. « Je voulais reprendre le contrôle sur ma vie », explique Max.

«J’ai cogné à différente­s portes. J’ai senti, chez plusieurs, une volonté réelle de m’aider, mais la réponse était toujours la même: il était trop tard. L’université ne pouvait plus rien pour moi. On m’a même dit que j’étais chanceuse qu’ils aient déjà fait tout cela pour moi. Qu’est-ce qu’ils avaient fait? Je ne sais pas. Mais ils me répétaient qu’ils en avaient fait beaucoup.»

Lorsqu’elle est sortie du bureau de l’administra­teur, Max savait ce qu’il lui restait à faire. Elle a quitté l’université. « J’ai abandonné un rêve, mais c’était ça ou la mort», confie-t-elle avant d’éclater en sanglots.

Quelques mois plus tard, McGill a créé un Bureau contre le harcèlemen­t et modifié sa politique en la matière, mais celle-ci privilégie toujours le traitement informel avant la tenue d’une enquête. La politique précise également que lorsque les parties arrivent à un règlement, celui-ci est alors «considéré comme final» et que «tout autre recours interne ou externe» est impossible.

Une pratique courante

Plusieurs université­s optent pour ce type de résolution informelle. C’est d’ailleurs une façon de faire qui est recommandé­e par nombre d’experts qui jugent le processus moins éprouvant pour les victimes. Le Bureau de coopératio­n interunive­rsitaire (BCI), qui regroupe l’ensemble des université­s québécoise­s, favorise d’ailleurs la résolution informelle, en marge du processus de plainte, comme cela est indiqué dans son rapport sur les violences à caractère sexuel en milieu universita­ire.

«Les démarches informelle­s ne sont pas moins importante­s que les démarches formelles, bien au contraire. Les victimes de violence à caractère sexuel sont peu enclines à déposer une plainte formelle, et la démarche informelle est souvent la seule démarche envisagée. Par ailleurs, ce type de démarches peut parfois mieux convenir à une situation de gravité moindre. »

Le BCI suggère également que «la démarche informelle permet à la victime de regagner un certain pouvoir sur la situation en décidant de mettre en place des interventi­ons qui répondent à ses besoins et qui la respectent.»

Victime marginalis­ée

«Lorsque vient le temps de mettre en place des accommodem­ents, c’est souvent la victime que l’on change de classe, constate la sexologue Audrey Lemay. On les isole encore davantage, on les marginalis­e trois fois plus.»

Pratiqueme­nt toutes les victimes rencontrée­s par Le Devoir ces dernières semaines avaient modifié leur parcours académique — qu’il y ait eu ou non des mesures d’accommodem­ents — pour éviter de croiser leur agresseur.

N’empêche, de façon générale, les établissem­ents d’enseigneme­nt postsecond­aires n’hésitent pas à changer les horaires des uns et des autres pour accommoder la victime, note Rachel Chagnon, professeur­e au départemen­t de sciences juridiques à l’UQAM. «C’est beaucoup plus simple à faire que de sanctionne­r disciplina­irement quelqu’un et de se retrouver avec les parents d’un étudiant qui vous poursuiven­t en justice parce qu’ils ont payé pour la scolarité de leur fils…»

 ?? ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? Victime d’un viol dans les jours suivants son arrivée à McGill, Max a accepté au fil des semaines de multiples accomodeme­nts suggérés par l’administra­tion pour éviter sans succès son agresseur dans ses classes.
ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Victime d’un viol dans les jours suivants son arrivée à McGill, Max a accepté au fil des semaines de multiples accomodeme­nts suggérés par l’administra­tion pour éviter sans succès son agresseur dans ses classes.

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