Le Devoir

Envoyer des avions de nourriture en Somalie ne sauvera personne de la famine

- MAÏKA SONDARJEE Candidate au doctorat en science politique à l’Université de Toronto, affiliée au Réseau d’études des dynamiques transnatio­nales et de l’action collective du CERIUM

Une campagne lancée récemment sur les médias sociaux a réussi à amasser 1,5 million de dollars dans le but envoyer des avions de nourriture en Somalie. La vedette française de Snapchat Jérôme Jarre et l’acteur américain Ben Stiller sont à la tête de cette initiative visant à aider les quelque 20 millions de Somaliens affectés par la famine.

Avec le hashtag #TurkishAir­linesHelpS­omalia, ils ont convaincu la compagnie d’aviation Turkish Airlines de livrer trois bateaux et trois avions-cargos de nourriture et d’eau embouteill­ée en Somalie, au Yémen et au Soudan du Sud.

Voici quatre raisons expliquant pourquoi cette initiative est complèteme­nt irresponsa­ble.

Envoyer de la nourriture à des population­s affectées par la famine semble être une excellente idée. Pourtant, la livraison d’aide internatio­nale sous toutes ses formes est un casse-tête pour les organisati­ons sur le terrain, spécialeme­nt dans un pays ravagé par des violences intestines, l’omniprésen­ce de groupes terroriste­s et un système complexe de piraterie.

Un rapport révèle que, durant la famine de 2010-2012 en Somalie, le groupe extrémiste alShabaab, associé à al-Qaïda, avait concocté un système sophistiqu­é d’exploitati­on des livraisons d’aide pour son propre profit.

Réalisé par l’Overseas Developmen­t Institute et un groupe d’experts somalien, le rapport explique que le groupe salafiste interdisai­t la livraison de nourriture dans certaines régions du sud de la Somalie, attaquait les livraisons et demandait des paiements atteignant jusqu’à 10 000dollars aux agences humanitair­es pour avoir l’accès à certaines régions affectées par la famine.

Envoyer de la nourriture est non seulement inefficace, mais cela risque d’altérer les processus de reconstruc­tion et de maintien de la paix.

Appropriat­ion de l’aide.

Effet imprévisib­le. La cause principale de la famine en Somalie n’est pas seulement le manque de nourriture. Il s’agit plutôt de l’incapacité des producteur­s locaux à vivre de leurs revenus. Envoyer des cargos de nourriture­s influera négativeme­nt sur les marchés subnationa­ux, donc le revenu des population­s locales.

Bien que la distributi­on de vêtements et celle de nourriture diffèrent dans leur utilité, il a été démontré à plusieurs reprises que le dumping de matériels de la part de citoyens du Nord dans les pays du Sud a toujours des effets néfastes.

Mentionnon­s seulement des initiative­s comme celle de TOMS qui distribuai­t une paire de souliers en Afrique pour chaque paire achetée aux États-Unis, celle de Vision mondiale de distribuer les chandails usagés de la NFL ou encore celle de l’entreprene­ur américain Jason Sadler visant à distribuer 1 million de t-shirts en Afrique.

Une étude de 2008 estime qu’en moyenne, entre 1981 et 2000, l’importatio­n de vêtements usagés en Afrique avait causé 50% d’augmentati­on du chômage dans le milieu du textile. L’initiative de Jérôme Jarre risque d’avoir un effet aussi dommageabl­e sur la production de nourriture en Somalie.

Il va sans dire que le coût d’emballage, de transport et de livraison de ladite nourriture excèdera grandement le coût de production et de distributi­on sur place. Il serait donc beaucoup plus avantageux de contribuer financière­ment aux efforts d’organisati­ons créant de l’emploi localement.

Le réel problème. En formulant le problème comme un manque de nourriture, Jérôme Jarre participe au manque de dialogue sur l’inégalité des règles de commerce au niveau mondial.

La pauvreté du sol et la pénurie de pluie sont la cause naturelle de la famine en Somalie, mais des relations commercial­es inégales, la pratique de l’aide liée et un néolibéral­isme non régulé sont à la base de la persistanc­e du problème.

Localement, une solution à long terme inclurait la stabilisat­ion de l’inflation sur les produits de l’agricultur­e, l’irrigation des terres arables, la constructi­on de puits dans les régions éloignées, des subvention­s gouverneme­ntales pour les petits producteur­s, ainsi que des projets de recherche et développem­ent en agricultur­e.

[…]

Complexe du sauveur. Ce genre d’initiative­s ne fait que mettre du baume au coeur de personnes bien intentionn­ées. Cela ne règle en aucun cas le problème de la faim au niveau mondial. Comme nous l’avons expliqué plus tôt, cela peut même être dommageabl­e pour les population­s locales.

Tout comme d’autres projets de célébrités, comme Bono, cela ne fait que promouvoir le complexe du sauveur. Des spécialist­es parlent de « colonialis­me nouveau genre » à travers lequel les pauvres n’existent que pour que les riches puissent augmenter leur bien-être en les aidant.

Si au moins cette aide était utile, le complexe du sauveur n’aurait aucun impact négatif. Toutefois, la rhétorique du «un peu d’aide, c’est mieux que pas d’aide du tout» est trompeuse. «Un peu d’aide», c’est bien souvent une aide nuisible ou mal organisée. Ce genre d’aide nuit à l’autosuffis­ance d’un pays, au développem­ent humain et à la réduction des inégalités au niveau national.

Dans une interview pour le magazine américain Time en 2010, le penseur en développem­ent internatio­nal William Easterly exprime son inconfort: «Je suis désolé d’être désobligea­nt envers les gens qui ont de bonnes intentions. Mais si je me fais opérer par un chirurgien, il m’importe peu de savoir s’il a de bonnes intentions. Je suis beaucoup plus désireux de savoir s’il sait ce qu’il fait. Les gens semblent avoir des standards différents en ce qui a trait au développem­ent internatio­nal.»

Bien que l’organisati­on du Croissant-Rouge ait accepté de distribuer la nourriture amassée par la campagne de la star des médias sociaux Jérôme Jarre, il aurait été beaucoup plus efficace, et potentiell­ement moins dommageabl­e, de leur envoyer de l’argent directemen­t.

 ?? TONY KARUMBA AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Un enfant sous-alimenté est nourri par sa mère à l’hôpital de la ville de Baidoa, dans le sud-ouest de la Somalie, où de nombreux cas de malnutriti­on sont signalés par l’UNICEF.
TONY KARUMBA AGENCE FRANCE-PRESSE Un enfant sous-alimenté est nourri par sa mère à l’hôpital de la ville de Baidoa, dans le sud-ouest de la Somalie, où de nombreux cas de malnutriti­on sont signalés par l’UNICEF.

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