Le Devoir

Sortir de l’ombre

Entre soumission et indépendan­ce, Dominique Quesnel endosse son personnage avec une précision admirable

- CHRISTIAN SAINT-PIERRE

AVANT-GARDE Texte: Marieluise Fleisser. Traduction: Henri Plard. Adaptation et mise en scène: Denis Marleau. Une coproducti­on d’Espace Go et d’Ubu. Dans la salle 2 d’Espace Go jusqu’au 15 avril.

Denis Marleau délaisse momentaném­ent les grandes formes et les grands plateaux — Tartuffe au TNM, L’autre hiver au Manège de Mons et Innocence à la salle Richelieu de la Comédie-Française — pour se concentrer, dans la petite salle de l’Espace Go, sur une seule parole, un seul destin, celui d’une «jeune fille de province» qui apprendra à écrire, à vivre et à aimer dans l’ombre d’un maître, une grande figure du théâtre moderne, Bertolt Brecht.

Avant-garde est un récit à la troisième personne publié en 1963. Marieluise Fleisser y relate dans une langue vive, précise et sensible le trajet de Cilly Ostermeier, un personnage qui n’est autre que son alter ego. En 1924, à 23 ans, Fleisser écrit sa première pièce, Purgatoire à Ingolstadt. Son point de vue sur la jeunesse de sa petite ville d’origine, en Bavière, exprime d’une manière si singulière le déchiremen­t entre la religion et le désir qu’elle lui vaut une rencontre avec Brecht, qui portera sa pièce à la scène deux ans plus tard. Jusqu’en 1929, elle sera l’amante et la collaborat­rice du dramaturge.

Le monologue imaginé par Marleau à partir du texte publié en français chez Minuit, dans une traduction signée Henri Plard, est évidemment inséparabl­e de son arrière-plan historique, mais l’essentiel n’est pas là. L’Allemagne des années 1920 et 1930 est en filigrane, on sent l’effervesce­nce culturelle, puis l’ombre du nazisme qui se dessine peu à peu, mais le texte traduit principale­ment les vicissitud­es d’une femme manipulée, abusée et exploitée par les hommes, à commencer par Brecht. Heureuseme­nt, celle qui se décrit comme «une membrane frémissant­e, secouée de vibrations insupporta­bles» parviendra à s’affranchir du «Poète» avant d’y laisser sa voix et sa vocation.

À l’abondance de texte et au minimalism­e de la mise en scène, qui nécessiten­t une grande concentrat­ion de la part du spectateur, Jérôme Minière offre un contrepoin­t en chantant joliment quelques-uns des airs de Brecht et de Weill. Dans un dispositif scénique où la transparen­ce et les projection­s vidéo occupent une place de choix, Dominique Quesnel évolue sur une passerelle entre le passé et le présent, la campagne et la ville, la soumission et l’indépendan­ce. La comédienne endosse son personnage avec une précision admirable, exprimant jeunesse et maturité, naïveté et désenchant­ement, exil intérieur et renaissanc­e.

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