Politique et avant-gardes musicales font mauvais ménage
Le festival Histoire et Cité, à Genève, s’intéresse, cette semaine, aux liens entre pouvoir et musique. Une affaire de contrôle, de censure et de résistance.
L’anecdote apparaît minuscule d’abord, sa portée sans conséquence. Il y a quelques semaines, le DJ français Laurent Garnier terminait son set dans un club parisien en jouant Porcherie des Bérurier noir. «La jeunesse emmerde le Front national», scande son refrain. Aussitôt, la twittosphère s’emballe, des fans effarouchés du pape techno y allant d’un même commentaire : « Mêler musique et politique, une honte! L’un et l’autre n’ont rien à voir.» Vraiment? Car c’est tout le contraire. De Platon à Rousseau, de Weil à Adorno, plusieurs siècles de pensées théoriques nous rappellent combien les rapports qu’entretiennent musique et politique sont plus étroits que ce que l’histoire ou la sociologie peuvent nous en révéler.
Les autorités helvétiques interdisant à leurs troupes de jouer le Ranz des vaches faisant pleurer des soldats soudain poussés à déserter pour revoir leur patrie. Le pape Jean XXII condamnant l’Ars nova en 1322 afin de détourner ses ouailles d’un nouveau genre musical capable, penset-il, d’alanguir leur foi. Les cours italiennes du cinquecento développant un langage musical neuf, l’opéra, destiné à légitimer le fonctionnement de la communauté. Le IIIe Reich interdisant la musique « dégénérée », comprendre composée par des artistes jugés «insuffisamment allemands », et préférant célébrer Wagner, dont le caractère «clair, ardent et discipliné» célébrerait la supériorité de la culture germanique. Le régime stalinien écrasant dès 1932 tout compositeur récalcitrant aux principes d’un « réalisme socialiste » où la tradition nationale se célèbre par «l’expressivité mélodique».
La musique, de la dynamite politique
Quel rapport entre ces épisodes célèbres? Tous indiquent combien «les rapports entre musique et politique peuvent d’abord être pensés sur le registre de l’instrumentalisation », assure Jean-Marie Donegani, professeur parisien des universités à Sciences Po. Car si, pour le seul XXe siècle, la création musicale a constamment bousculé, sinon contesté le pouvoir, ce dernier a toujours cherché en retour à soumettre ses créateurs insoumis. Pourquoi? Parce que si « la musique lie et délie le sonore, les corps et les passions», comme l’écrit agréablement l’essayiste français Bernard Sève, elle unifie également et surtout les pensées et les hommes, soutenant leur expérience religieuse, communautaire, sociale ou nationale. La musique est alors davantage qu’une production culturelle ou une forme symbolique: de la dynamite politique !
Partager l’histoire avec le grand public
«Croire, faire croire»: la thématique sous laquelle se déroule la deuxième édition du festival genevois Histoire et Cité cette année. Un événement lancé par la Maison de l’histoire et dont l’objectif, selon sa codirectrice, l’historienne suisse Korine Amacher, est «de partager l’histoire avec le grand public, de la sortir des murs universitaires». Sa promesse aujourd’hui: observer la croyance sous toutes ses formes historiques, des «conflits religieux à la crise des idéologies contemporaines, en passant par les usages de la propagande». En préambule à un programme d’une formidable densité, une table ronde questionnant justement « musique et pouvoir politique» dans l’Europe des années 1910 à 1930.
Bête noire
Qu’y a-t-il ici à apprendre? Que durant la première moitié du XXe siècle où apparaissent de nouvelles avant-gardes musicales (Schönberg, Hauer, etc.), où s’instaure la République de Weimar en 1919, puis où s’initie un contrôle systématique exercé sur l’ensemble de la culture par les cadres du Parti national-socialiste, un bras de fer inédit oppose compositeurs et gouvernants, esthétiques musicales nouvelles et propagande. Là, il n’est plus seulement question d’utiliser la musique comme outil de politique symbolique ou instrument d’affirmation du pouvoir, mais de garantir l’adhésion des citoyens au discours officiel. Dès lors: que périssent ou bien se soumettent les avant-gardes! Cela, parce que tout langage esthétique transgressant les lois fondamentales de l’univers sonore induit la contestation de l’ordre, du «vrai», du bien-fondé de l’organisation d’une société. Pour le pouvoir : une bête noire.
Le Nom
Une vérité nouvelle: voilà donc ce que réveille une musique à l’avant-garde. Et qu’importe bien si son esthétique est «soustraite à tout sens», comme l’écrivait Theodor Adorno dans l’essai Quasi una fantasia (Gallimard, 1982) où se médite combien la puissance d’une langue musicale réside d’abord en ce qu’elle avance «comme si elle était bel et bien, directement, le Nom». Soit tout à la fois Dieu et le bon niveau de réel. Une musique en rupture avec les normes et codes hier établis? À nouveau, une cible prioritaire pour tout gouvernement – démocratique ou autoritaire.
De la Suite pour piano Op. 25 de Schönberg, pierre d’angle du dodécaphonisme, à la Symphonie n° 7 de Chostakovitch écrite dans le contexte tragique du siège de Leningrad, des compositions bruitistes de Luigi Russolo aux superpositions modales d’Olivier Messiaen, des pièces douloureusement silencieuses de John Cage au Star-Spangled Banner écorché de Hendrix – et pourquoi pas, jusqu’à la reprise reggae de La Marseillaise de Serge Gainsbourg –, le XXe siècle a été ce théâtre de déchirements esthétique et doctrinal où, comme l’écrivait le maître italien Luigi Nono, «le travail linguistique va de pair avec le travail idéologique ». Ou comment les avant-gardes musicales, parfois au risque d’un divorce avec le public, s’envisagent toujours comme ces voix tenant dragée haute au pouvoir, délivrant au monde un commentaire disant ses enjeux, doutes et révoltes.
«Les rapports entre musique et politique peuvent d’abord être pensés sur le registre de l’instrumentalisation Jean-Marie Donegani, professeur des universités à Sciences Po