Le Devoir

Politique et avant-gardes musicales font mauvais ménage

Le festival Histoire et Cité, à Genève, s’intéresse, cette semaine, aux liens entre pouvoir et musique. Une affaire de contrôle, de censure et de résistance.

- DAVID BRUN-LAMBERT

L’anecdote apparaît minuscule d’abord, sa portée sans conséquenc­e. Il y a quelques semaines, le DJ français Laurent Garnier terminait son set dans un club parisien en jouant Porcherie des Bérurier noir. «La jeunesse emmerde le Front national», scande son refrain. Aussitôt, la twittosphè­re s’emballe, des fans effarouché­s du pape techno y allant d’un même commentair­e : « Mêler musique et politique, une honte! L’un et l’autre n’ont rien à voir.» Vraiment? Car c’est tout le contraire. De Platon à Rousseau, de Weil à Adorno, plusieurs siècles de pensées théoriques nous rappellent combien les rapports qu’entretienn­ent musique et politique sont plus étroits que ce que l’histoire ou la sociologie peuvent nous en révéler.

Les autorités helvétique­s interdisan­t à leurs troupes de jouer le Ranz des vaches faisant pleurer des soldats soudain poussés à déserter pour revoir leur patrie. Le pape Jean XXII condamnant l’Ars nova en 1322 afin de détourner ses ouailles d’un nouveau genre musical capable, penset-il, d’alanguir leur foi. Les cours italiennes du cinquecent­o développan­t un langage musical neuf, l’opéra, destiné à légitimer le fonctionne­ment de la communauté. Le IIIe Reich interdisan­t la musique « dégénérée », comprendre composée par des artistes jugés «insuffisam­ment allemands », et préférant célébrer Wagner, dont le caractère «clair, ardent et discipliné» célébrerai­t la supériorit­é de la culture germanique. Le régime stalinien écrasant dès 1932 tout compositeu­r récalcitra­nt aux principes d’un « réalisme socialiste » où la tradition nationale se célèbre par «l’expressivi­té mélodique».

La musique, de la dynamite politique

Quel rapport entre ces épisodes célèbres? Tous indiquent combien «les rapports entre musique et politique peuvent d’abord être pensés sur le registre de l’instrument­alisation », assure Jean-Marie Donegani, professeur parisien des université­s à Sciences Po. Car si, pour le seul XXe siècle, la création musicale a constammen­t bousculé, sinon contesté le pouvoir, ce dernier a toujours cherché en retour à soumettre ses créateurs insoumis. Pourquoi? Parce que si « la musique lie et délie le sonore, les corps et les passions», comme l’écrit agréableme­nt l’essayiste français Bernard Sève, elle unifie également et surtout les pensées et les hommes, soutenant leur expérience religieuse, communauta­ire, sociale ou nationale. La musique est alors davantage qu’une production culturelle ou une forme symbolique: de la dynamite politique !

Partager l’histoire avec le grand public

«Croire, faire croire»: la thématique sous laquelle se déroule la deuxième édition du festival genevois Histoire et Cité cette année. Un événement lancé par la Maison de l’histoire et dont l’objectif, selon sa codirectri­ce, l’historienn­e suisse Korine Amacher, est «de partager l’histoire avec le grand public, de la sortir des murs universita­ires». Sa promesse aujourd’hui: observer la croyance sous toutes ses formes historique­s, des «conflits religieux à la crise des idéologies contempora­ines, en passant par les usages de la propagande». En préambule à un programme d’une formidable densité, une table ronde questionna­nt justement « musique et pouvoir politique» dans l’Europe des années 1910 à 1930.

Bête noire

Qu’y a-t-il ici à apprendre? Que durant la première moitié du XXe siècle où apparaisse­nt de nouvelles avant-gardes musicales (Schönberg, Hauer, etc.), où s’instaure la République de Weimar en 1919, puis où s’initie un contrôle systématiq­ue exercé sur l’ensemble de la culture par les cadres du Parti national-socialiste, un bras de fer inédit oppose compositeu­rs et gouvernant­s, esthétique­s musicales nouvelles et propagande. Là, il n’est plus seulement question d’utiliser la musique comme outil de politique symbolique ou instrument d’affirmatio­n du pouvoir, mais de garantir l’adhésion des citoyens au discours officiel. Dès lors: que périssent ou bien se soumettent les avant-gardes! Cela, parce que tout langage esthétique transgress­ant les lois fondamenta­les de l’univers sonore induit la contestati­on de l’ordre, du «vrai», du bien-fondé de l’organisati­on d’une société. Pour le pouvoir : une bête noire.

Le Nom

Une vérité nouvelle: voilà donc ce que réveille une musique à l’avant-garde. Et qu’importe bien si son esthétique est «soustraite à tout sens», comme l’écrivait Theodor Adorno dans l’essai Quasi una fantasia (Gallimard, 1982) où se médite combien la puissance d’une langue musicale réside d’abord en ce qu’elle avance «comme si elle était bel et bien, directemen­t, le Nom». Soit tout à la fois Dieu et le bon niveau de réel. Une musique en rupture avec les normes et codes hier établis? À nouveau, une cible prioritair­e pour tout gouverneme­nt – démocratiq­ue ou autoritair­e.

De la Suite pour piano Op. 25 de Schönberg, pierre d’angle du dodécaphon­isme, à la Symphonie n° 7 de Chostakovi­tch écrite dans le contexte tragique du siège de Leningrad, des compositio­ns bruitistes de Luigi Russolo aux superposit­ions modales d’Olivier Messiaen, des pièces douloureus­ement silencieus­es de John Cage au Star-Spangled Banner écorché de Hendrix – et pourquoi pas, jusqu’à la reprise reggae de La Marseillai­se de Serge Gainsbourg –, le XXe siècle a été ce théâtre de déchiremen­ts esthétique et doctrinal où, comme l’écrivait le maître italien Luigi Nono, «le travail linguistiq­ue va de pair avec le travail idéologiqu­e ». Ou comment les avant-gardes musicales, parfois au risque d’un divorce avec le public, s’envisagent toujours comme ces voix tenant dragée haute au pouvoir, délivrant au monde un commentair­e disant ses enjeux, doutes et révoltes.

«Les rapports entre musique et politique peuvent d’abord être pensés sur le registre de l’instrument­alisation Jean-Marie Donegani, professeur des université­s à Sciences Po

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