L’histoire ne s’arrêtera pas là
Québec exige des excuses que la CBC refuse de présenter
Les oubliés du docudrame historique Canada: The Story of Us n’auront pas le fin mot de l’histoire. La société d’État CBC/RadioCanada n’a pas énoncé, même du bout des lèvres, des excuses pour avoir réduit 12 000 ans d’histoire amérindienne à quelques minutes seulement, passé sous silence la déportation des Acadiens ou encore dépeint les figures historiques françaises de manière désobligeante.
Toute série sur l’histoire du Canada, quelle qu’elle soit, suscite immanquablement la controverse, selon le diffuseur public. «Lorsque nous racontons l’histoire d’un pays, il y a inévitablement des citoyens, des historiens et des politiciens qui ont une autre façon de voir les choses », a souligné la porte-parole de CBC, Emma Bedard, par voie de communiqué.
Elle soutient que «le format» du « docudrame » narré par 50 personnalités choisies a été «mal compris». Il ne s’agit pas d’un « récit exhaustif et linéaire de l’histoire du Canada», et ce, contrairement à la série Le Canada : une histoire populaire, qui s’était d’ailleurs elle aussi attiré son lot de critiques, a-t-elle insisté. « [Cela
dit], nous n’avons jamais eu l’intention d’offenser qui que ce soit ou quelque groupe que ce soit, ni de minimiser l’importance des histoires qui n’ont finalement pas été incluses dans la série »,a ajouté Mme Bedard.
CBC/Radio-Canada dit être « sensible » aux « préoccupations » exprimées par le public à l’égard de sa programmation marquant le 150e anniversaire de la fédération canadienne. Il pourrait tenir compte de «certains de ces commentaires », mais seulement durant l’élaboration du matériel éducatif qui sera offert — pour l’instant en anglais seulement — après la diffusion des dix épisodes de la série.
Le feuilleton Canada: The Story of Us rate la cible, se désolait les élus de l’Assemblée nationale, toutes formations politiques confondues. « Il manque de grands bouts là, franchement. Ça a été écrit dans une perspective qui, manifestement, n’est pas la nôtre», a affirmé le premier ministre, Philippe Couillard, dans un bref entretien avec Le Devoir jeudi après-midi. « L’histoire dépend toujours de celui qui l’écrit et de celui qui la lit. Parce que chacun a son prisme et son orientation », a-t-il souligné, après avoir fait le plein de nouveaux ouvrages — dont quelques essais historiques — au Salon du livre de Québec.
M. Couillard a insisté sur le devoir des Québécois de «prendre la parole» afin de rappeler les moments charnières de leur histoire à ceux qui l’escamotent volontairement ou involontairement. «C’est décevant qu’on soit obligé de le rappeler, tout le temps. C’est décevant, mais c’est notre rôle aussi, à nous, d’engager le dialogue et de dire aux gens: un instant!»
«Let’s talk about us!»
Le ministre des Relations canadiennes, JeanMarc Fournier, espère que la « polémique » entourant Canada: The Story of Us permettra de « repren[dre] un dialogue about us » d’un bout à l’autre du Canada. « Let’s talk about us ! Essayons encore de reprendre un dialogue pour qu’il y ait de la place pour chacun », a-t-il déclaré à moins de trois mois de l’apogée des célébrations entourant le 150e anniversaire de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB).
Souhaite-t-il préparer discrètement le terrain à d’éventuelles négociations constitutionnelles ? «On doit d’abord se comprendre. Un jour, lorsqu’on se sera compris, on pourra demander à des juristes d’écrire. On a déjà essayé d’écrire et de comprendre après, et ce n’était pas réussi», at-il rétorqué.
Pour l’heure, le gouvernement québécois s’affaire à «communiquer davantage» avec les décideurs politiques du Rest of Canada (ROC), à commencer par les élus au Parlement fédéral.
M. Fournier s’est aventuré dans la capitale fédérale jeudi soir, où il était attendu par des élus québécois du groupe parlementaire du Parti libéral du Canada. Il entendait notamment les sensibiliser aux priorités québécoises. Il compte refaire l’exercice avec les députés québécois du Parti conservateur du Canada (PCC) et du Nouveau Parti démocratique (NPD) prochainement. «L’objectif, c’est de pouvoir exprimer quelle est la position du Québec sur un ensemble d’enjeux, de faire entendre notre voix. Ce n’est pas impossible, un moment donné, que j’aille voir des sénateurs»,
a-t-il expliqué au Devoir.
Par ailleurs, le gouvernement du Québec compte aussi être « plus présent dans les capitales provinciales », a annoncé M. Fournier avant de larguer les amarres pour Ottawa. L’élu libéral avait pourtant procédé à une réorganisation du réseau de la représentation du Québec au Canada il y a seulement deux ans. Celle-ci s’était soldée par la fermeture du Bureau du Québec à Ottawa et de l’Antenne du Québec à Vancouver.
«Où sommes-nous?»
En chambre, M. Fournier avait dit accueillir « très négativement » les deux premiers épisodes de la série, dans lesquels le Grand Dérangement a été passé sous silence au profit, par exemple, de la décapitation du serrurier comploteur Jean Duval, qui avait été ordonnée par un Champlain échevelé et crasseux. «La CBC devrait faire des excuses», a-t-il soutenu en chambre. «Il y a une grande partie du “nous” [des autochtones, des Acadiens, des Québécois] qui dit : “Où sommes-nous ?” dans la mégaproduction de la CBC», avait-il lancé durant la période des questions jeudi.
L’ex-président de la Société d’histoire d’Annapolis Alan Melanson a pour sa part soutenu jeudi au micro de Radio-Canada que « l’histoire du Canada appartient à tous les Canadiens». «Pour sentir qu’on fait partie de l’histoire, il faut se voir dans l’histoire», a-t-il souligné dans l’ombre du monument érigé en l’honneur de Pierre Du Gua de Monts sur les côtes de la NouvelleÉcosse.
La chef du Bloc québécois, Martine Ouellet, s’est dite indignée par cette oeuvre de « propagande ». Le député péquiste Stéphane Bergeron a aussi durement égratigné le docudrame historique qui dépeint les Amérindiens et les colons français comme du «monde bien sale puis pas très trustable ». «Avec ses clichés, ses omissions, ses partis pris, The Story of Us […] ne bonifiera en rien la connaissance de notre histoire, entretenant, bien au contraire, des préjugés tenaces et offensants », regrette l’animateur de « L’autre 150e ».