Le Devoir

L’histoire ne s’arrêtera pas là

Québec exige des excuses que la CBC refuse de présenter

- MARCO BÉLAIR-CIRINO Correspond­ant parlementa­ire à Québec

Les oubliés du docudrame historique Canada: The Story of Us n’auront pas le fin mot de l’histoire. La société d’État CBC/RadioCanad­a n’a pas énoncé, même du bout des lèvres, des excuses pour avoir réduit 12 000 ans d’histoire amérindien­ne à quelques minutes seulement, passé sous silence la déportatio­n des Acadiens ou encore dépeint les figures historique­s françaises de manière désobligea­nte.

Toute série sur l’histoire du Canada, quelle qu’elle soit, suscite immanquabl­ement la controvers­e, selon le diffuseur public. «Lorsque nous racontons l’histoire d’un pays, il y a inévitable­ment des citoyens, des historiens et des politicien­s qui ont une autre façon de voir les choses », a souligné la porte-parole de CBC, Emma Bedard, par voie de communiqué.

Elle soutient que «le format» du « docudrame » narré par 50 personnali­tés choisies a été «mal compris». Il ne s’agit pas d’un « récit exhaustif et linéaire de l’histoire du Canada», et ce, contrairem­ent à la série Le Canada : une histoire populaire, qui s’était d’ailleurs elle aussi attiré son lot de critiques, a-t-elle insisté. « [Cela

dit], nous n’avons jamais eu l’intention d’offenser qui que ce soit ou quelque groupe que ce soit, ni de minimiser l’importance des histoires qui n’ont finalement pas été incluses dans la série »,a ajouté Mme Bedard.

CBC/Radio-Canada dit être « sensible » aux « préoccupat­ions » exprimées par le public à l’égard de sa programmat­ion marquant le 150e anniversai­re de la fédération canadienne. Il pourrait tenir compte de «certains de ces commentair­es », mais seulement durant l’élaboratio­n du matériel éducatif qui sera offert — pour l’instant en anglais seulement — après la diffusion des dix épisodes de la série.

Le feuilleton Canada: The Story of Us rate la cible, se désolait les élus de l’Assemblée nationale, toutes formations politiques confondues. « Il manque de grands bouts là, franchemen­t. Ça a été écrit dans une perspectiv­e qui, manifestem­ent, n’est pas la nôtre», a affirmé le premier ministre, Philippe Couillard, dans un bref entretien avec Le Devoir jeudi après-midi. « L’histoire dépend toujours de celui qui l’écrit et de celui qui la lit. Parce que chacun a son prisme et son orientatio­n », a-t-il souligné, après avoir fait le plein de nouveaux ouvrages — dont quelques essais historique­s — au Salon du livre de Québec.

M. Couillard a insisté sur le devoir des Québécois de «prendre la parole» afin de rappeler les moments charnières de leur histoire à ceux qui l’escamotent volontaire­ment ou involontai­rement. «C’est décevant qu’on soit obligé de le rappeler, tout le temps. C’est décevant, mais c’est notre rôle aussi, à nous, d’engager le dialogue et de dire aux gens: un instant!»

«Let’s talk about us!»

Le ministre des Relations canadienne­s, JeanMarc Fournier, espère que la « polémique » entourant Canada: The Story of Us permettra de « repren[dre] un dialogue about us » d’un bout à l’autre du Canada. « Let’s talk about us ! Essayons encore de reprendre un dialogue pour qu’il y ait de la place pour chacun », a-t-il déclaré à moins de trois mois de l’apogée des célébratio­ns entourant le 150e anniversai­re de l’Acte de l’Amérique du Nord britanniqu­e (AANB).

Souhaite-t-il préparer discrèteme­nt le terrain à d’éventuelle­s négociatio­ns constituti­onnelles ? «On doit d’abord se comprendre. Un jour, lorsqu’on se sera compris, on pourra demander à des juristes d’écrire. On a déjà essayé d’écrire et de comprendre après, et ce n’était pas réussi», at-il rétorqué.

Pour l’heure, le gouverneme­nt québécois s’affaire à «communique­r davantage» avec les décideurs politiques du Rest of Canada (ROC), à commencer par les élus au Parlement fédéral.

M. Fournier s’est aventuré dans la capitale fédérale jeudi soir, où il était attendu par des élus québécois du groupe parlementa­ire du Parti libéral du Canada. Il entendait notamment les sensibilis­er aux priorités québécoise­s. Il compte refaire l’exercice avec les députés québécois du Parti conservate­ur du Canada (PCC) et du Nouveau Parti démocratiq­ue (NPD) prochainem­ent. «L’objectif, c’est de pouvoir exprimer quelle est la position du Québec sur un ensemble d’enjeux, de faire entendre notre voix. Ce n’est pas impossible, un moment donné, que j’aille voir des sénateurs»,

a-t-il expliqué au Devoir.

Par ailleurs, le gouverneme­nt du Québec compte aussi être « plus présent dans les capitales provincial­es », a annoncé M. Fournier avant de larguer les amarres pour Ottawa. L’élu libéral avait pourtant procédé à une réorganisa­tion du réseau de la représenta­tion du Québec au Canada il y a seulement deux ans. Celle-ci s’était soldée par la fermeture du Bureau du Québec à Ottawa et de l’Antenne du Québec à Vancouver.

«Où sommes-nous?»

En chambre, M. Fournier avait dit accueillir « très négativeme­nt » les deux premiers épisodes de la série, dans lesquels le Grand Dérangemen­t a été passé sous silence au profit, par exemple, de la décapitati­on du serrurier comploteur Jean Duval, qui avait été ordonnée par un Champlain échevelé et crasseux. «La CBC devrait faire des excuses», a-t-il soutenu en chambre. «Il y a une grande partie du “nous” [des autochtone­s, des Acadiens, des Québécois] qui dit : “Où sommes-nous ?” dans la mégaproduc­tion de la CBC», avait-il lancé durant la période des questions jeudi.

L’ex-président de la Société d’histoire d’Annapolis Alan Melanson a pour sa part soutenu jeudi au micro de Radio-Canada que « l’histoire du Canada appartient à tous les Canadiens». «Pour sentir qu’on fait partie de l’histoire, il faut se voir dans l’histoire», a-t-il souligné dans l’ombre du monument érigé en l’honneur de Pierre Du Gua de Monts sur les côtes de la NouvelleÉc­osse.

La chef du Bloc québécois, Martine Ouellet, s’est dite indignée par cette oeuvre de « propagande ». Le député péquiste Stéphane Bergeron a aussi durement égratigné le docudrame historique qui dépeint les Amérindien­s et les colons français comme du «monde bien sale puis pas très trustable ». «Avec ses clichés, ses omissions, ses partis pris, The Story of Us […] ne bonifiera en rien la connaissan­ce de notre histoire, entretenan­t, bien au contraire, des préjugés tenaces et offensants », regrette l’animateur de « L’autre 150e ».

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