Je suis adomasochiste, avoue Josée Blanchette
L’adolescence programmée pour les nuls
Il serait difficile d’oublier que je l’ai été. Impossible, même. Pour tout dire, j’observe mon B en douce depuis quelques mois : 13 ans et demi, plus grand que moi depuis peu, un bout d’homme, un trois quarts de portion, une nouvelle personnalité, décuplée. Un être à apprivoiser avec humour et amour.
Tout à coup, je dialogue avec une porte close, son univers se résume à sa chambre, des réserves de chocolat et le wi-fi. Je suis devenue persona non grata, une quasi-honte en public, tout juste fréquentable en privé, une «parent» légèrement apparentée comme une tache sur un gaminet froissé.
On le sent dans leur voix en muance, d’ailleurs, l’inflexion assortie au mot «parent» résume tout: une affection dissimulée, un mal nécessaire, une déjà vieille habitude, un semblant de respect pour ces pauvres hères pétris d’anxiété, plus inquisiteurs que le SPVM avec les cellulaires de journalistes.
S’y ajoutent une nonchalance étudiée et une défiance nécessaire au développement global (selon les experts ès rébellion) qui me font revisiter mes préceptes bouddhistes d’impermanence.
Vous m’en voyez déjà ravie ; ça passera. Je suis partagée entre l’adomasochisme et l’envie de faire partie de la gang. Je n’irais pas jusqu’à faire pousser mes quatre plants de cannabis légal sur le balcon pour rouler des joints avec eux (merci Justin), mais leur préparer de la pâte à biscuits crue (le tout-cuit, c’est pas leur truc), regarder Riverdale (Archie en télésérie) en admirant leur capacité à bouffer du pop-corn au caramel, puis un restant de pâtes à la puttanesca avant d’aller se coucher, ça, oui.
Chanter dans l’auto sur DNCE (Cake by the ocean), Desiigner (Panda) ou du Dr. Dre «explicite», un rappeur qui a mon âge et balance shit, mother fucker et ass aux trois mots. Ça aussi. Lorsque je m’ennuie de lui, j’écoute Vos chansons préférées en 2016 sur Spotify et j’ai droit à toute «sa» musique qui est devenue la mienne. J’ai sauté un siècle en appuyant sur le bouton vert. Il était temps, me direz-vous.
Goût du risque
Je suis souffrante, comme une amoureuse déchue — c’est l’obsolescence programmée, je présume —, je tourne en rond comme les 33-tours qui ont marqué ma propre adolescence, constatant que la phase oedipienne a été remplacée par la gang, qu’il ira où le fun l’appelle et que l’avenir, il s’en «bat les couilles»… comme il dit; dommages collatéraux d’écoute active de youtubers français comme Norman ou Cyprien. Il va hurler en me soulignant qu’il n’écoute plus cela depuis « loooongtemps ». Longtemps, un mot qui n’a pas le même sens pour nous deux.
Par contre, le mot «drame», lui, on peut dire que c’est dans les gènes. Une chance que mon ado est drôle. En général, cette période hautement explosive est placée sous le signe du tout ou rien, du «je veux mourir mais apporte-moi le “sac magique” avant», des montagnes russes de l’agonie, partagés qu’ils sont entre ce besoin d’unicité en selfie et cette soif d’appartenir à la meute désormais réseautée dans l’espace immatériel.
Je repense à mes propres parents; il l’avaient facile avec le téléphone à roulette noir et nos beedies, des cigarettes indiennes dégueulasses qui nous donnaient l’impression d’être plus proches de Gandhi.
Désormais, être parent d’ado, c’est craindre l’intimidation sur les réseaux sociaux et l’abus de technologie 24/7, le suicide non assisté et le décrochage scolaire. Un garçon francophone sur deux ne termine pas son secondaire à 17 ans, affirmait un spécialiste de l’éducation samedi dernier chez Michel Lacombe, à l’émission Faut pas croire tout ce qu’on dit. Un sur deux… j’aimerais ne pas croire tout ce qu’on dit.
Éduquer un ado aujourd’hui est un défi quotidien qui exige une complicité profs-parents-tuteur-psychoed-ortho-TES constante. Je ne sais pas comment nous avons réussi à traverser notre propre adolescence sans tous ces experts en dérapages. L’époque était plus slaque.
Je ne parle même pas des trucs de base comme la sexualité (ITSS en augmentation) ou la drogue (j’allume des lampions), le binge drinking ou la conduite sous influence. Traverser l’adolescence est un parcours à obstacles dont il est le chauffeur désigné, et nous, ses parents, des air bags un peu décalés.
Vers l’adulescence
Comme société, nous semblons avoir perdu le contrôle, grave. Je suis à lire l’essai Adophobie. Le piège des images de Jocelyn Lachance. «Que voient les jeunes et les moins jeunes lorsque leurs yeux se posent quelques minutes sur leurs téléphones intelligents dans les transports publics? Lorsqu’ils regardent un conte de fées ou un film d’horreur? Lorsqu’ils suivent l’actualité à la télévision ou sur l’ordinateur? Ils y voient la violence, la mort et la sexualité. […] Les adolescents grandissent dans des sociétés qui autorisent, encouragent et valorisent la diffusion en images de ces tabous traditionnels.»
L’adolescence ne laisse un bon souvenir qu’aux adultes ayant mauvaise mémoire « François Truffaut
Crise d’adolescence : en réalité, le seul moment où l’homme, ayant mesuré son destin, est tenté d’aller jusqu’au bout de ses pensées Pierre Turgeon
Et leurs comportements excessifs ne seraient qu’une façon de décrocher à leur manière, de vivre intensément l’instant pour échapper à l’angoisse de demain, selon un autre expert ès ados, le psychiatre Xavier Pommereau, dans Le goût du risque à l’adolescence.
Comment suggérer à mon B que tous les espoirs sont permis, alors qu’il perçoit toute la difficulté que nous (les adultes) avons à demeurer cohérents, pétris de contradictions entre nos idéaux et la réalité, que nous avons failli à empêcher un Trump et un Trudeau de massacrer son héritage, à dénoncer un système qui permet de gagner 12,7 millions de dollars en coupant 14 500 emplois, à porter haut la démocratie sous austérité variable, à réduire les inégalités, à lui permettre de rêver à mieux. Tout en restant intègre et poli.
Je crois que je lui aurai au moins fourni les arguments pour s’indigner, pour refuser l’âge proche de la soumission résignée. La fer veur, les idéaux, le refus d’emboîter le pas à la marche débile du monde, le désir d’être quelqu’un de bien m’apparaissent comme un programme parascolaire louable.
Nos adorables ados nous placent devant notre propre faillite, et c’est heureux. Ils ont l’âge de poser les questions et de fournir des réponses. Et pas nécessairement celles qu’on souhaite entendre.