Le Devoir

Les leçons d’un débat

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Philippe Poutou est un gentil garçon. Une fois, tous les cinq ans, il devient le chouchou des médias. Mardi soir, il est arrivé les mains dans les poches au studio 210 de la Plaine Saint-Denis. C’est là qu’on enregistra­it le grand débat rassemblan­t les onze candidats à l’élection présidenti­elle. Question de sécurité, le lieu avait été tenu secret jusqu’à la dernière minute. Pas de quoi énerver ce syndicalis­te qui est arrivé en jeans avec les manches remontées. Cool, quoi !

D’aucuns auront vu dans ce négligé un symbole des milieux ouvriers. Réparateur de machines-outils chez Ford, Philippe Poutou est en effet le candidat du Nouveau Parti anticapita­liste, qui n’avait fait que 2,5 % à la présidenti­elle de 2012. Comme si le négligé n’était pas de nos jours l’apanage des vedettes du showbiz. Qui en effet se pavane sous les projecteur­s en jeans déchirés, sinon les stars de la chanson? Les ouvriers, eux, sont peut-être ringards, mais, lorsqu’ils vont à un mariage, ils mettent un veston.

L’histoire ne s’arrête pas là. Pendant ce débat de quatre heures, Philippe Poutou a été le seul à s’exprimer avec la vulgarité d’un charretier, à refuser de participer à la traditionn­elle photo de famille, à parler avec ses collaborat­eurs pendant que des candidats s’exprimaien­t et à piquer une colère en direct contre les soupçons de corruption pesant sur deux candidats. Même Marine Le Pen, pourtant experte dans ce genre de coup d’éclat, en était pantoise. Résultat, le lendemain, sur tous les écrans, il n’y en avait que pour lui. Les autres petits candidats qui s’évertuèren­t à décortique­r minutieuse­ment les traités européens et à documenter la désindustr­ialisation de la France n’avaient qu’à s’en prendre à eux-mêmes.

Ils n’avaient qu’à être aussi trash que Poutou. Le candidat trotskiste a parfaiteme­nt compris ce qu’il fallait faire pour avoir ses quinze minutes de gloire à la télévision. À Rome, on fait comme les Romains. Eh bien, avec des médias populistes, on fait le populiste ! Voilà comment on fabrique ce que les experts nomment pompeuseme­nt de « grands moments de télévision ».

C’est ainsi que, à une autre échelle, les télévision­s italiennes et américaine­s ont largement contribué à mousser des personnage­s comme Silvio Berlusconi et Donald Trump. Ces télévision­s, publiques et privées, auront alors beau jeu de dénoncer ce même populisme dont elles sont au fond largement la source. N’est-ce pas ce que certains nomment un système «gagnant-gagnant»?

Rares sont ceux qui ont remarqué que, dans ce débat, dix des onze participan­ts avaient voté contre le traité de Maastricht en 1992 ou contre la Constituti­on européenne en 2005. Parmi tous ces candidats, seul Emmanuel Macron n’avait jamais marqué son désaccord avec l’Union européenne. Il a d’ailleurs été le seul dans le débat à ne pas critiquer la directive européenne qui permet à des travailleu­rs détachés étrangers de travailler en France sans y payer de charges sociales.

Bien sûr, ces onze candidats ne font pas un portrait de la France. Mais ils expriment à tout le moins une ambiance. Pour ne pas dire une tendance. Depuis l’adoption du traité de Maastricht par une mince majorité, la population française est devenue encore plus euroscepti­que. Même si elle ne veut pas sortir de l’euro et manifeste un attachemen­t à l’idée européenne, elle peut parfois se montrer plus euroscepti­que que les Britanniqu­es. Dans une étude publiée l’été dernier, après le Brexit, seuls 38% des Français avaient une opinion favorable à l’Europe, contre 44% des Britanniqu­es !

D’où la question qui suit. Comment fera le favori des sondages, dont l’engagement à l’égard de l’Europe actuelle est aussi inconditio­nnel que celui de François Hollande pour gouverner une France qui s’est considérab­lement éloignée de Bruxelles depuis trois décennies et encore plus ces dernières années? C’est toute la contradict­ion de cette élection. L’éclatement du Parti socialiste et des Républicai­ns, sans oublier la popularité de Marine Le Pen, sont en train de plébiscite­r un candidat qui, sur de nombreux sujets, n’est pas du tout en phase avec l’évolution des Français pendant ce quinquenna­t.

Sous celui de Nicolas Sarkozy, les Français avaient voté à gauche dans toutes les élections intermédia­ires, ce qui a finalement porté les socialiste­s au pouvoir. Sous le quinquenna­t de François Hollande, les Français ont systématiq­uement voté à droite, ce qui ne portera pas la droite au pouvoir si l’on se fie aux sondages. Le débat de mardi a montré que, sur des questions comme le protection­nisme, l’Europe, la lutte contre l’islamisme et l’immigratio­n, Emmanuel Macron est loin de se situer à un point d’équilibre de l’opinion majoritair­e des Français.

Voilà pourquoi la rumeur circule à Paris que, en cas de défaite de François Fillon au premier tour, l’ancien président Nicolas Sarkozy s’apprêterai­t dès le 7 mai au soir à reprendre en main ce qui restera de son camp pour tenter de prendre sa revanche aux législativ­es qui se tiendront en juin. Si tel devait être le cas, il n’est pas exclu que la France soit en route vers un gouverneme­nt de cohabitati­on. À suivre…

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