Paso-doble ou roulette russe.
Soixante-dix ans après leur création, les aiguilles de l’horloge de la fin du monde du Bulletin of Atomic Scientists n’ont jamais été aussi proches de minuit : la situation internationale est volatile, tandis que le gouvernement américain est aux prises avec une guerre de tranchées.
Aujourd’hui, la Syrie joue un rôle clé dans le paso-doble de la politique mondiale : les représailles menées jeudi soir sont, de l’aveu même de la Maison-Blanche, hautement symboliques, tandis que les Russes ont été invités à quitter la base avant les frappes. Car de la Syrie à l’Ukraine, des élections européennes à la Baltique, la Russie est omniprésente. Jusqu’à Washington: alors que l’élection présidentielle a été déterminée par l’équivalent de la population de la ville de Drummondville, les agences de renseignement tentent encore de déterminer le rôle qu’y a joué Moscou.
Le «Kremlingate» a déjà conduit au départ de Michael Flynn et poussé le président de la commission parlementaire du renseignement à se récuser de l’enquête. Dans ce contexte, la crise syrienne a l’avantage d’être une arme de distraction massive — tant de ce scandale que de la responsabilité d’accueillir des réfugiés syriens.
Elle se place également dans un échiquier mondial plus complexe. Car les États-Unis font potentiellement face à plusieurs fronts (diplomatiques, pour le moment).
En effet, si la Russie (et son impact sur le théâtre européen avec l’Ukraine et les États baltes) est une pièce centrale de l’équation, il y a, de l’autre côté du ring, la Chine. Dans un environnement volatile (taxation des importations, relations avec Taïwan, tensions en mer de Chine), l’étincelle pourrait être le dossier nord-coréen, dont Trump a dit que si la Chine ne le réglait pas, les États-Unis «s’en chargeraient ». L’enjeu est de taille, car Beijing ne veut pas d’un changement de régime à Pyongyang qui apporterait une recomposition régionale, un afflux migratoire sans précédent et une érosion de son ascendance dans la zone.
La crise syrienne comme le dossier nordcoréen constituent, à l’instar de la crise des missiles de Cuba il y a 55 ans, du matériel hautement inflammable.
Toutefois, aujourd’hui, tout est différent: la pression des médias, l’immédiateté des communications, l’effet CNN, l’impulsivité du président ne laissent que quelques minutes (là où JFK avait plusieurs semaines) entre un incident et une riposte, entre un tir de missile et un tweet présidentiel. Ainsi, plus encore qu’à l’accoutumée, l’entourage du président devient crucial pour évaluer les informations disponibles, les forces en présence, les différentes options.
Ces tensions coïncident avec la déchéance relative de Bannon (qui laisse son siège au National Security Council) et un réalignement de la West Wing autour du Conseiller pour la sécurité nationale devenu simultanément directeur du Conseil pour la sécurité intérieure.
Plusieurs conseillers des premiers jours (Katie Walsh, Kathleen McFarland, Kellyanne Conway) ont été remerciés ou placés sur une voie de garage tandis que de nouveaux entrent en scène, comme Fiona Hill, aux affaires européennes et russes, ou Dina Powell, conseillère d’Ivanka Trump, conseillère adjointe pour la sécurité nationale.
Mais cela ne suffira pourtant peut-être pas. Car ces conseillers qui contribuent normalement à centraliser l’information au profit du président font face à deux écueils.
D’une part, seuls 22 des 553 postes pivots des agences gouvernementales ont été confirmés: il n’y a pas d’adjoints au secrétaire d’État et à la défense, ni de spécialiste de l’Asie de l’Est auprès du représentant américain pour les négociations commerciales internationales. Le risque est donc grand que la West Wing s’embourbe dans la microgestion.
D’autre part, il y a de véritables guerres intestines entre les fonctionnaires des agences, les «fidèles» de Trump (souvent des organisateurs de campagne dans des États clés) placés à titre transitoire et les républicains de carrière.
C’est donc une Maison-Blanche divisée (entre le clan Bannon et celui de Kushner), des agences marquées par des guerres de factions et un Congrès moins docile que prévu (en témoigne la cabale du Freedom caucus dans la réforme de l’assurance maladie) qui définissent la politique américaine.
Cela veut dire que la Maison-Blanche n’aura pas les moyens d’articuler des politiques cohérentes face à des équipes chinoises ou russes rompues à cet exercice et désireuses de marquer (au moins) symboliquement des points pour renverser le rapport de force. Et les gesticulations du président ne doivent pas occulter cette faiblesse potentielle, sa légitimité abyssale, le fait qu’il excelle à déterminer unilatéralement l’ordre du jour médiatique tout en gouvernant du bout de sa télécommande.
Dans un environnement volatile, l’étincelle pourrait être le dossier nord-coréen