Bla Bla Land
Malick aime les extrêmes : il tournait trop peu, et voilà qu’il tourne trop
SONG TO SONG ★★ États-Unis, 2017, 129 min. Drame sentimental de Terrence Malick. Avec Rooney Mara, Ryan Gosling, Michael Fassbender, Natalie Portman.
Imaginez Charles Binamé à l’époque où il observait la bohème montréalaise (Eldorado, Le coeur au poing), mais pourvu d’un arsenal cinématographique imposant et en totale immersion avec les foules en délire du festival Osheaga. Vous avez là une idée, fragmentaire, des ambitions de Terrence Malick dans Song to Song, ce cinéaste qui tournait trop peu, et qui nous démontre de façon cruelle, pour lui comme pour nous, qu’il tourne maintenant trop, beaucoup trop.
Le malaise était déjà perceptible devant les films qui ont suivi l’énigmatique The Tree of Life, et qu’il nous a offerts en rafale (To the Wonder, Knight of Cups), comme s’il voulait rattraper les décennies perdues (20 ans séparent Days of Heaven et The Thin Red Line). Est-ce que ce zèle lui réussit? Rien n’est moins sûr, même si certaines caractéristiques de sa démarche s’étalent avec la même démesure, qu’il s’agisse des caverneuses voix hors champ et de l’omniprésent objectif grand-angle.
Ces postures s’assimilent ici à une version bavarde et existentielle de La La Land, impression rehaussée par la présence de Ryan Gosling, qui, bien avant le film de Damien Chazelle (le tournage de Song to Song a démarré en 2012), joue au musicien rêvant de gloire et de fortune. Or, il constitue un personnage périphérique, car Malick s’intéresse surtout, voire exclusivement à ses deux héroïnes, particulièrement celle incarnée par Rooney Mara, aspirant elle aussi à la gloire musicale — faut voir comment elle tient une guitare pour comprendre que nous sommes ici dans de pures conventions narratives. Faye, cette ingénue des festivals, s’acoquine d’abord avec un producteur riche et ambitieux (Michael Fassbender), pour s’amouracher aussi de Gosling, qui, découvrant son statut de cocu, se jette dans les bras de Cate Blanchett, qui passait par là. Faut dire que le producteur en pinçait aussi pour une jolie serveuse (Natalie Portman, comme en audition pour Jackie), tandis que Faye craquera plus tard pour une séduisante Parisienne.
Vous vous croyez sans boussole dans ces méandres de désirs et de passions? Terrence Malick ne cherche jamais à clarifier les choses, misant sur un montage fluide se moquant de l’espace-temps, d’une cohérence constamment et volontairement mise à mal. De ce magma émergent des personnages d’une beauté plastique irréprochable, évoluant dans des intérieurs à faire baver d’envie les amoureux de la rénovation. Et que dire de la manière dont il capte la ville d’Austin au Texas, lui donnant des airs résolument californiens, et un aspect de fête perpétuelle, repaire de hipsters chics traversé aussi par quelques débris (dont Val Kilmer en rocker déchu, parlez-moi d’une performance autoréférentielle).
Dans ce film célébrant la liberté sexuelle alors que la nudité y est pratiquement taboue, où les rares instants de vie sont offerts par ceux en marge de ce manège, comme la chanteuse Patti Smith, la vacuité finit toujours par triompher. Pendant l’une des nombreuses scènes de ménage métaphysiques, Faye se fait cette réflexion: « Sometimes the truth is not the right thing to say.» En ce qui concerne l’épuisement artistique de Terrence Malick, cette vérité devrait lui être chuchotée à l’oreille. Ou en voix hors champ.