Le Devoir

Caribous : Québec a ignoré des avis de ses experts

Le ministère censé protéger l’espèce a autorisé un chemin forestier dans l’aire protégée avant d’annoncer le déplacemen­t de la harde de Val-d’Or vers le Zoo de Saint-Félicien

- ALEXANDRE SHIELDS

Le gouverneme­nt Couillard a autorisé au début de l’année l’entreprise forestière EACOM à construire une route au coeur du territoire protégé des caribous de la région de Vald’Or, malgré l’avis défavorabl­e de ses propres experts de la faune. Il a par la suite décidé d’envoyer ces animaux en captivité, ce qui permettra d’exploiter un territoire actuelleme­nt inaccessib­le en Abitibi.

EACOM a déposé en 2015 une demande pour la constructi­on d’une route d’une trentaine de kilomètres qui lui permettra d’avoir accès à un nouveau secteur de coupe important pour l’entreprise. Ce nouveau chemin forestier doit toutefois empiéter sur l’habitat des caribous de Val-d’Or, puisqu’il passera au coeur d’une zone protégée située aux limites de la réserve de biodiversi­té mise en place pour ces cer vidés.

À la suite de cette requête de l’entreprise, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) a d’ailleurs réalisé une première analyse qui concluait que le tracé de la route soulevait «certaines inquiétude­s», en raison de ses nombreux impacts sur les animaux, mais aussi sur leur habitat. La biologiste qui signait cet avis faunique proposait donc qu’EACOM réévalue son projet, ou alors envisage des «tracés alternatif­s».

Une nouvelle propositio­n de l’entreprise, présentée au printemps 2016, a été encore plus clairement rejetée par les experts du MFFP. «Malgré les modificati­ons proposées par EACOM, les biologiste­s du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs qui sont membres de l’équipe de rétablisse­ment du caribou de Vald’Or ne sont pas en faveur du projet de chemin puisqu’il présente un potentiel d’impacts négatifs directs et indirects sur la population précaire de caribous forestiers qui utilise ce territoire », peut-on lire dans leur avis faunique, daté du 4 juillet 2016.

Les deux biologiste­s affirment ainsi que « ce tracé est contraire à toutes les recommanda­tions émises tant par le gouverneme­nt provincial que fédéral pour la protection du caribou forestier et, plus particuliè­rement, de la population isolée de Val-d’Or ». Ce chemin « contrevien­t » directemen­t au «Plan d’aménagemen­t du site faunique du caribou au sud de Val-d’Or 2013-2018». À titre d’exemple, il doit être construit dans une zone délimitée pour protéger les sites de mises bas des caribous qui ne prévoit « aucune » implantati­on de voirie.

Sa constructi­on, notent les scientifiq­ues, réduirait donc « considérab­lement la protection offerte à la population». Les experts du MFFP estiment même que «cette nouvelle voie de contournem­ent devrait soulever des questions auprès des auditeurs de la certificat­ion forestière du Forest Stewardshi­p Council (FSC) détenue par EACOM sur ce territoire». Cette certificat­ion, qui impose des normes environnem­entales pour l’exploitati­on forestière, est très précieuse pour les entreprise­s, puisqu’elle est exigée par de nombreux acheteurs.

Décision économique

Dans leur analyse, les biologiste­s du MFFP ne se font toutefois pas d’illusion sur le poids de leur avis dans la décision du ministère. « Malgré la démonstrat­ion des impacts possibles sur la population de caribous, il est envisageab­le que les arguments économique­s favorisent la réalisatio­n de ce chemin », écrivent-ils.

Le ministère s’est opposé à la publicatio­n de ces avis fauniques, qui est survenue dans le cadre de l’évaluation du projet de mine Akasaba, à Val-d’Or, par le Bureau d’audiences publiques sur l’environnem­ent (BAPE). Dans les deux cas, le MFFP a fait valoir que ces documents «font partie d’un processus interne de documentat­ion des décisions » et « qu’ils ne sont pas de nature publique ». Le BAPE a refusé d’accéder à la demande du ministère.

Dans un document de « précisions » produit par EACOM et envoyé au BAPE, l’entreprise précise par ailleurs avoir obtenu « les permis nécessaire­s » pour la constructi­on «en janvier dernier ». Jeudi, la directrice des affaires publiques, Christine Leduc, a indiqué que les travaux de constructi­on ont débuté en février. Ils doivent normalemen­t être terminés à l’automne 2018.

Pour EACOM, cette nouvelle route est « nécessaire pour accéder économique­ment à un approvisio­nnement annuel de 200 000 m3 » de bois sur un territoire situé à l’est de celui qui est protégé pour le caribou. Dans sa lettre au BAPE, l’entreprise estime aussi que «le plan d’aménagemen­t de l’habitat du caribou forestier actuel prive l’accès à un volume résineux mature d’environ 1,2 million de mètres cubes» sur ce territoire.

La forestière se dit toutefois «en accord» avec le plan de rétablisse­ment de la harde de Val-d’Or, tout en constatant que les différente­s mesures mises en place « n’ont malheureus­ement pas donné les effets escomptés sur la protection de l’espèce ». En prévision de la constructi­on de la route, EACOM s’est néanmoins engagée à mettre en place des mesures d’atténuatio­n, dont «des panneaux de sensibilis­ation du caribou pour identifier que les usagers entrent dans l’aire de fréquentat­ion du caribou ».

Impacts mineurs

Malgré l’argumentai­re scientifiq­ue mis en avant par les experts de son propre ministère, le ministre Luc Blanchette, qui est député de Rouyn-Noranda–Témiscamin­gue, ne s’inquiète pas des impacts de cette nouvelle route forestière. «La direction régionale de l’Abitibi-Témiscamin­gue a pris la décision d’autoriser la demande du chemin et a conclu que les impacts sur le caribou étaient mineurs », a répondu jeudi l’attachée de presse du ministre, Gabrielle Fallu.

Est-ce que la décision de déménager les caribous de Val-d’Or est liée à la constructi­on de ce chemin forestier? « Aucunement, a assuré Mme Fallu. Le choix du ministère est basé sur la faible probabilit­é de rendre la petite harde de Vald’Or autosuffis­ante. Nous avons donc décidé de prendre des mesures qui assureront la survie de la quinzaine de caribous restants.» Les animaux doivent être capturés au cours de l’hiver prochain. Ils iront ensuite finir leurs jours au Zoo de Saint-Félicien, au Lac-Saint-Jean.

La semaine dernière, le ministre Blanchette a affirmé que les exigences pour assurer une meilleure protection des cervidés imposeraie­nt de « fermer » la ville de Val-d’Or, une municipali­té où l’industrie forestière est un employeur important. En campagne électorale, en 2014, Philippe Couillard avait pour sa part affirmé qu’il ne sacrifiera­it « pas une seule job dans la forêt pour les caribous ».

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