Le Devoir

« On finira tous par être évincés »

L’embourgeoi­sement s’accélère dans le quartier, et la tension augmente

- MARCO FORTIER

L’embourgeoi­sement du quartier Hochelaga-Maisonneuv­e s’accélère. Près de 800 condos se sont ajoutés dans le secteur depuis trois ans, souvent au détriment de locataires qui ont été évincés, ce qui pousse à la hausse le prix des logements et transforme profondéme­nt ce quartier autrefois ouvrier.

Un grand sentiment d’insécurité règne chez les locataires d’«Hochelag», comme les résidants de longue date appellent leur quartier. «On finira tous par être évincés », a résumé un participan­t à un groupe de discussion mené par l’Institut national de la recherche scientifiq­ue (INRS) et la firme de sondage Bureau d’inter vieweurs profession­nels (BIP).

Un rapport synthèse sur ce groupe de discussion, daté du 18 avril 2017, fait partie

d’une série d’études remises à l’arrondisse­ment de Mercier–Hochelaga-Maisonneuv­e. Le maire de l’arrondisse­ment, Réal Ménard, a commandé ces études à l’INRS en vue des Assises sur la gentrifica­tion, qui auront lieu dimanche au Chic resto pop, un organisme communauta­ire du quartier.

Le maire cherche à protéger les résidants vulnérable­s et à calmer le malaise qui prend de l’ampleur dans le quartier à cause de la multiplica­tion des condominiu­ms. En 20 ans, entre les années 1997 et 2017, le nombre de condos est passé de 500 à 4000, dont 800 unités qui se sont ajoutées ces trois dernières années, selon les données compilées par le professeur Gilles Sénécal, de l’INRS.

«Oui, il y a de la gentrifica­tion dans HochelagaM­aisonneuve. Une nouvelle population arrive dans le quartier et la gentrifica­tion, c’est un mouvement de population», dit le professeur Sénécal.

Locataires inquiets

À peu près toutes les grandes villes nordaméric­aines connaissen­t le même phénomène depuis une cinquantai­ne d’années: les travailleu­rs instruits des classes moyenne et supérieure viennent s’installer dans les anciens quartiers industriel­s situés près des centresvil­les. Hochelaga-Maisonneuv­e ne fait pas exception. Le groupe de discussion (focus group) mené par l’INRS confirme que les résidants, anciens et nouveaux, sont attachés à leur quartier : tous les ser vices sont accessible­s à pied, le centre-ville se trouve à 15 minutes à vélo, en métro ou en autobus, les gens se connaissen­t et s’entraident.

Un des grands avantages du quartier, selon les résidants sondés, est le prix encore relativeme­nt bas des logements, malgré les augmentati­ons des dernières années. Mais un gros nuage noir plane sur le quartier.

« On a assisté à une augmentati­on du coût des loyers privés qui va significat­ivement contribuer à appauvrir des segments importants de la population », dit le maire Réal Ménard dans une lettre au Devoir.

« Ainsi, un studio se louait 520 $ en 2015, un logement d’une chambre à coucher, 560$ et un logement de trois chambres, 841$. Pareille situation nous amène à conclure que tous les élus du quartier Hochelaga-Maisonneuv­e doivent être obsédés par la question de l’abordabili­té des loyers et les solutions s’y rattachant », ajoute-t-il.

« La question du logement est au coeur des discussion­s, confirme le rapport de l’INRS. Si les loyers y sont encore abordables, l’inquiétude est grande face à la hausse des valeurs foncières. Les améliorati­ons du quartier comportent un effet pervers: l’imminence des évictions. Certains ont parlé de la spéculatio­n qui accentue l’inquiétude. Les propriétai­res assistent également à la hausse des valeurs foncières. »

Cette menace d’éviction est jugée encore plus préoccupan­te que la « présence envahissan­te » de la prostituti­on et du marché de la drogue. Les locataires, surtout les plus pauvres, ont raison de s’inquiéter: les ménages à faible revenu sont les « principale­s victimes » des vagues d’embourgeoi­sement qui ont frappé les grandes villes d’Amérique du Nord, indique une des études de l’INRS.

Voici les «gentrifieu­rs»

Le phénomène est tellement bien documenté que les spécialist­es en études urbaines ont inventé un mot pour décrire les gens aisés ou instruits qui viennent s’installer dans les vieux quartiers centraux: «gentrifieu­rs». Dans HochelagaM­aisonneuve, des gentrifieu­rs se sentent mal à l’aise de venir modifier l’équilibre du quartier.

Les militants anticapita­listes qui vandalisen­t des commerces soi-disant « bourgeois », comme des boulangeri­es, dénoncent l’arrivée massive de ces gentrifieu­rs. Dans les faits, ces nouveaux arrivants dans le quartier ne sont pas tous de méchants spéculateu­rs qui achètent des condos à gros prix et les revendent à profit deux ans plus tard, selon un sondage mené par l’INRS et la firme BIP. Les chercheurs ont interrogé 2111 résidants du quartier par un sondage mené par téléphone et par Internet. Ce sondage non probabilis­te ne comporte pas de marge d’erreur, mais il est basé sur un échantillo­n représenta­tif de la population du quartier, indique l’INRS.

Les responsabl­es du sondage ont pu dégager un portrait des gentrifieu­rs d’Hochelaga-Maisonneuv­e. La vaste majorité sont des étudiants, des artistes et de jeunes travailleu­rs. L’embourgeoi­sement n’est pas qu’une affaire de gros sous, mais aussi une question culturelle, explique Gilles Sénécal.

«Les gentrifieu­rs sont arrivés dans le quartier avec plus de capital économique que les résidants de longue date, mais aussi avec plus de capital culturel. On a été stupéfaits de voir à quel point les nouveaux résidants sont scolarisés », dit le chercheur.

Les gens qui vivent dans le quartier depuis moins de cinq ans — donc, des gentrifieu­rs — sont jeunes: la moitié des nouveaux propriétai­res ont moins de 35 ans et 84% n’ont pas 45 ans. La vaste majorité (82%) des acheteurs sont en couple. Les deux tiers de ces nouveaux propriétai­res ont un revenu familial de 100 000$ ou plus, ce qui peut correspond­re à la classe moyenne, explique Gilles Sénécal: par exemple, deux enseignant­s qui gagnent 50 000 $ chacun.

Les gentrifieu­rs sont aussi locataires, selon le sondage; 40% des étudiants ou des jeunes travailleu­rs locataires gagnent moins de 30 000$. La plupart doivent vivre en colocation pour arriver à payer leur loyer. Ils modifient le visage du quartier non pas à cause de l’épaisseur de leur portefeuil­le, mais par leurs habitudes de consommati­on.

Demain › Comment préserver le tissu commercial et communauta­ire du quartier tout en faisant de la place aux nouveaux commerçant­s.

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR La gentrifica­tion n’est pas propre à Hochelaga-Maisonneuv­e ou à Montréal.

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