Le Devoir

Un vote par défaut

- CHRISTIAN RIOUX à Paris

Que restera-t-il de cette élection présidenti­elle dans quelques jours sinon un immense malaise? Six mois de débats souvent passionnés, tout cela pour en arriver à ce gigantesqu­e malaise qui habite une majorité de Français.

Certes, la qualificat­ion au second tour de deux candidats qui ne s’inscrivent pas dans le clivage traditionn­el droite-gauche manifeste un certain renouveau de la vie politique française. L’irruption de nouveaux visages issus d’une nouvelle génération annonce peut-être le renouvelle­ment du personnel politique que souhaitait la France depuis longtemps. Mais il ne suffit pas de changer les visages pour changer la politique.

Et encore moins pour effacer le malaise que l’on sent partout ces jours-ci, à Paris comme dans les lointaines banlieues frappées par la désindustr­ialisation. Il suffit d’évoquer une élection volée ou un hold-up politique pour que votre boucher, qui a toujours voté à droite, opine du chef et que votre marchande de journaux, qui a toujours voté à gauche, acquiesce tout autant. Ces dernières semaines, le politologu­e Dominique Reynié a «inventé» ce qu’il appelle un indice de la «dissidence électorale». On pourrait aussi appeler cela un indice de la colère. En additionna­nt les votes de protestati­on du premier tour aux votes blancs et à l’abstention, il arrive à 61 % ! En 2002, alors que JeanMarie Le Pen s’était qualifié au second tour, ce vote n’était que de 54 %.

Il faudrait évidemment un cataclysme pour qu’Emmanuel Macron ne soit pas élu dimanche. Mais ce sera le président le plus mal élu de la Ve République. Un président élu par défaut pour l’immense majorité de ses électeurs, alors que le vote d’adhésion est nettement plus fort chez Le Pen. Les Français ne sont évidemment pas assez fous pour se jeter dans les bras de cette dernière, dont le programme économique est une caricature. Or, si les Français n’adhèrent pas à la sortie de l’euro, ni les électeurs de Le Pen, ni ceux de Mélenchon, ni ceux de Fillon n’acquiescen­t à l’europhilie jovialiste d’Emmanuel Macron. En 2012, son père spirituel, François Hollande, avait au moins critiqué du bout des lèvres la politique économique de Bruxelles et promis de la changer. Il n’aurait pas été élu autrement. Si Hollande n’a finalement rien fait, assuré de sa victoire, Macron n’a pas même abordé le sujet.

De la réincarnat­ion miraculeus­e de François Hollande à l’explosion en plein vol de François Fillon en passant par la comédie antifascis­te de la dernière semaine, on n’arrive pas à dissiper cette impression que le débat a été détourné. Le sentiment amer de s’être «fait faire les

poches», disait dans une entrevue à L’Express le philosophe Régis Debray.

Car ni Marine Le Pen ni Emmanuel Macron, avec à peine 24% de vote d’adhésion, ne représente­nt l’opinion dominante aujourd’hui en France. Celle-ci est beaucoup plus fine et nuancée que ces discours cantonnés soit dans la colère soit dans un certain autisme à l’égard de la souffrance des Français. Même si elle ne souhaite pas quitter l’euro, cette opinion est majoritair­ement euroscepti­que et certaineme­nt pas fédéralist­e. Elle est aussi très majoritair­ement attachée à cette laïcité, qui date de plus d’un siècle, mais dont Emmanuel Macron ne parle jamais. Elle s’inquiète de l’islamisme qui a transformé en poudrière certaines banlieues et sur lesquelles le candidat d’En marche! est muet. Enfin, elle considère qu’il faut parler des problèmes de l’immigratio­n qui affectent les quartiers populaires. Sujet toujours tabou pour Emmanuel Macron.

En France, on dit qu’au premier tour on clive et qu’au second on rassemble. Étrangemen­t, c’est Marine Le Pen qui a fait un pas, certes maladroit, en reculant sur la sortie de l’euro. Du côté de Macron, on s’est contenté de se rejouer la guerre d’Espagne et le No Passaran. Comme si quelqu’un croyait encore que le FN, parti ultranatio­naliste aux élans xénophobes, était l’équivalent des Waffen SS d’Oradour-surGlane. En 2007, l’ancien premier ministre socialiste Lionel Jospin avait au moins eu l’honnêteté d’avouer que, pendant toutes les années du mitterrand­isme, il n’y avait jamais eu de menace fasciste et que « tout antifascis­me n’était que du théâtre ».

Ainsi va l’histoire. Les gauchistes du Faubourg Saint-Antoine voteront donc Macron avec l’impression désagréabl­e d’élire un Hollande bis massivemen­t soutenu par le gouverneme­nt du président le moins aimé de la Ve République. Les Républicai­ns du XVIe arrondisse­ment feront peut-être de même, mais avec le sentiment de s’être fait voler une alternance annoncée par toutes les élections intermédia­ires tenues en France depuis cinq ans. Les financiers de La Défense plébiscite­ront évidemment Macron, mais sans être pour autant convaincu que le nouveau venu s’attaquera à la dette abyssale du pays. Les habitants des petites villes de Lorraine qui s’apprêtent à voter FN le feront avec l’impression de se faire rouler dans la farine par l’imposture antifascis­te et une forme d’autisme qui se perpétue. «Le réel est reporté à une date ultérieure. On a eu chaud», ironisait l’écrivain Philippe Muray après l’entre-deux tours de 2002. Tôt ou tard, il finira bien par revenir, le réel.

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