Le Devoir

La force de l’anglicisme

- CLAUDE VAILLANCOU­RT Essayiste, romancier et enseignant

Les langues se nourrissen­t tout naturellem­ent les unes et les autres par des emprunts constants. Les mots qui viennent d’ailleurs sont à la fois un enrichisse­ment et l’expression du dynamisme du langage. Cependant, quand tous les emprunts proviennen­t d’une seule et unique langue, l’anglais, qui s’infiltre un peu partout, sans véritable réciprocit­é, il faut se poser des questions.

Cette invasion devient particuliè­rement manifeste lorsqu’on substitue un mot du vocabulair­e courant par un autre en anglais qui a exactement le même sens. Les emprunts se justifient la plupart du temps parce que le mot étranger apporte une nuance de sens qui n’existait pas dans la langue maternelle. Mais lorsque la substituti­on se fait sans raison, on peut alors parler d’une domination culturelle qui peut avoir de réelles conséquenc­es.

Le Québec, avec ces centaines de millions d’anglophone­s qui nous entourent, est particuliè­rement vulnérable à ce genre d’emprunts qui se multiplien­t. D’autres langues connaissen­t aussi ce même problème. Dans tous les cas, les traces d’une domination sont évidentes : l’anglicisme s’impose par l’éclat de sa nouveauté, comme si le fait de renommer les choses en anglais leur donnait une portée plus puissante, immédiate et universell­e.

Par exemple, un « winner » gagne certaineme­nt plus qu’un «gagnant», d’autant plus qu’il se dénomme dans la langue du plus fort. « Foodie » rend désuets «gourmet» et «gastronome», des mots pourtant très justes et parfaiteme­nt appropriés. « Weird » est plus bizarre que «bizarre», comme « moron » désignerai­t un degré de plus dans l’idiotie que «niaiseux» ou «imbécile». Une personne « deep » vaut certes plus qu’une personne simplement «profonde». Finir sa phrase par « fine ! » plutôt que par «bien!» donne un petit coté « cool » et bien branché que ne rend pas le piètre mot en français. Pourquoi parler de «liste noire» alors qu’on peut dire « black list », ou se plaindre des effets du décalage horaire alors que les Anglos parlent de « jetlag »? Un vocabulair­e de perdants… oh pardon !…. de « losers ».

Même les jurons sont affectés…

Si les Britanniqu­es utilisent le terme français « queue » pour une file d’attente, nous les avons heureuseme­nt rappelés à l’ordre en lui préférant « line up ». Même les jurons sont affectés: le mot « fucking » que l’on glisse un peu partout dans nos phrases semble plus rageur que nos pauvres vieux sacres ringards. Les exclamatio­ns plus inoffensiv­es se font quant à elles supplanter par l’omniprésen­t « oh my God ! ». (Il faudrait d’ailleurs que je fasse un « back up » — et non pas une «copie» — du dossier où j’ai noté ces différente­s expression­s.)

Il serait possible de continuer longtemps. Sans être un puriste de la langue et sans vouloir faire la morale, il paraît évident que ces nombreuses substituti­ons sont symptomati­ques d’une subtile colonisati­on du langage qui découle de l’omniprésen­ce de la culture anglosaxon­ne, elle-même en revanche très peu ouverte aux production­s étrangères.

Comme le disait Albert Memmi dans Portrait du colonisé, «le colonisé semble condamné à perdre progressiv­ement la mémoire ». Ces nouveaux anglicisme­s nous font perdre la trace du mot français équivalent qui, avant de sombrer dans l’oubli, subit une dure dévaluatio­n. La dépréciati­on consentie de notre langue nous prédispose à aimer davantage la culture hégémoniqu­e d’où viennent les mots empruntés et qui profite d’un renforceme­nt systématiq­ue : on s’habitue à l’usage de ces mots d’une culture envahissan­te, qui en retour devient encore plus attirante.

Ces emprunts, qui peuvent paraître anodins, sont plus nombreux qu’on le croit et minent notre langue en douceur. Tenter d’y résister semble même pour plusieurs un combat d’arrièregar­de. C’est dire à quel point leur attraction est insidieuse. Mais leur usage reste inquiétant pour la survie de notre langue et est révélateur de la fragilité des cultures dans leur diversité, devant la force de l’uniformisa­tion et sous le rouleau compresseu­r des produits culturels anglo-saxons qui profitent d’une incomparab­le diffusion et dans lesquels de nombreux francophon­es choisissen­t de se fondre.

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