Le Devoir

Theresa May en rupture avec Margaret Thatcher

La première ministre a besoin d’une majorité renforcée pour négocier le Brexit

- CHRISTIAN RIOUX à Londres

Croydon est une ville moyenne à moins de 20 kilomètres de Londres. Une ville où le député conservate­ur Gavin Barwell ne l’a emporté en 2015 que par 165 voix. «Si, jeudi soir, les conservate­urs conservent la circonscri­ption, c’est que Theresa May sera élue avec une bonne majorité. Si elle la perd, c’est que ça va mal», dit David Cowan, qui s’attend à un second dépouillem­ent tant le résultat pourrait être serré.

Ce militant de moins de 30 ans récemment diplômé de Cambridge fait partie des meilleures plumes du Tory Reform Group, un think tank conservate­ur actif depuis 30 ans. Chaud partisan de Theresa May, Cowan est une des têtes pensantes de ces jeunes conservate­urs qui ont entrepris de transforme­r radicaleme­nt le parti de Margaret Thatcher, de John Major et de David Cameron.

À Croydon, le résultat se jouera dans les banlieues, dit Cowan. «Partout, on voit cette division entre les centres-villes, qui profitent de la mondialisa­tion avec leur population immigrante, et les zones rurales et les banlieues, plus conservatr­ices. » Il faut dire que la Grande-Bretagne connaît les inégalités de revenus les plus

élevées parmi les pays de l’OCDE et les disparités régionales les plus fortes d’Europe.

Avec quelques autres, David Cowan a entrepris de rompre avec l’héritage libéral et libertaire de Margaret Thatcher. Il est ce que l’on nomme ici un «Red Tory». Un conservate­ur qui, contrairem­ent à ses prédécesse­urs, se préoccupe du système de santé, de l’éducation et de l’action de l’État.

Thatcher aux poubelles

Certaines phrases du programme conservate­ur de Theresa May, souligne David Cowan, auraient de quoi faire sursauter la Dame de fer, qui disait ne pas savoir ce qu’était cette chose que d’aucuns appelaient la « société ». On y lit par exemple que le Parti ne croit pas « aux marchés libres sans entraves», qu’il rejette «le culte de l’individual­isme égoïste […], les inégalités, la division sociale et l’injustice». Le programme met l’accent sur la réindustri­alisation du pays, les investisse­ments dans les infrastruc­tures, le système de santé et l’éducation. May veut aussi réserver le tiers des commandes publiques aux petites entreprise­s britanniqu­es. Ce qui ne deviendra possible qu’une fois le pays sorti de l’Union européenne.

Pour David Cowan, la réaction énergique de Theresa May à l’attentat du pont de Londres et du Borough Market est caractéris­tique de ce changement de philosophi­e dans le Parti conservate­ur. Ses prédécesse­urs n’osaient pas nommer le radicalism­e islamiste ni combattre le multicultu­ralisme dont le Royaume-Uni a longtemps chanté les louanges. Mais, pour Cowan, c’est le Brexit qui a tout changé. « Ce fut le déclencheu­r, dit-il. On a compris qu’avec ce libéralism­e économique débridé et ce libertaris­me sociétal, jamais on ne pourrait conserver l’électorat des régions qui souffre de la mondialisa­tion.»

Une campagne catastroph­ique

Si la stratégie de Theresa May a plutôt bien marché pour affaiblir le parti anti-européen UKIP, qui est au bord de l’implosion, cela n’a pas empêché la première ministre de baisser régulièrem­ent dans les sondages. Alors qu’il était au départ de 20%, son écart avec le travaillis­te Jeremy Corbyn, auquel personne ne croyait il y a deux mois à peine, ne se situe plus aujourd’hui qu’entre 6 et 11%. Un écart qui peut aussi bien annoncer une solide majorité qu’un gouverneme­nt minoritair­e.

Le virage dans les sondages s’est d’ailleurs produit lorsque la presse a découvert dans le programme de Theresa May une mesure digne de Margaret Thatcher, qui permettait à l’État de se faire rembourser rétroactiv­ement les frais de santé d’une personne âgée à même son héritage. La mesure, qui montre bien les relents de thatchéris­me qui subsistent dans le parti, dit Cowan, a aussitôt disparu du programme. Mais le mal était fait.

Tous les analystes s’entendent pour dire que ce n’est pas tant Jeremy Corbyn qui a fait une bonne campagne que Theresa May qui en a fait une catastroph­ique. Sa réaction énergique aux attentats très largement commentée dans la presse changera-t-elle la donne? C’est la question que l’on se pose à Londres à 48 heures de cette élection précipitée, alors que Jeremy Corbyn demande sa démission pour avoir réduit de 20 000 hommes les effectifs policiers du pays lorsqu’elle était ministre de l’Intérieur.

«Ces jours-ci, Theresa May joue ses dernières cartes », dit le politologu­e Simon Griffith, de l’Université de Londres, qui rappelle que cette élection visait à permettre à Theresa May d’amorcer les négociatio­ns du Brexit avec une majorité renforcée à la Chambre des communes. «Il ne faut jamais partir gagnant dans une élection, dit-il. Surtout pas avec 20 points d’avance. Résultat, cette campagne a été la plus ennuyeuse des 30 dernières années.» La cause ? Theresa May en a fait le moins possible, dit Griffith. «Elle a évité tous les débats, se contentant de dénigrer son adversaire en disant qu’il n’avait pas l’étoffe d’un premier ministre.»

Le Brexit oublié

Étrangemen­t, dans cette campagne qui est censée garantir un mandat au premier ministre pour négocier le Brexit, la question de la sortie de l’Union européenne n’a pratiqueme­nt pas été discutée. «C’est parce que Theresa May n’a aucune stratégie de négociatio­n», estime Janice Morphet. Elle n’est pas préparée. C’est pourquoi elle dit qu’il serait préférable de ne pas avoir d’entente plutôt que d’en avoir une mauvaise. Ce qui n’a pas de sens!» Pour l’auteure de Beyond Brexit? How to Assess the UK’s Future (Policy Press), ces négociatio­ns pourraient pourtant durer dix ans. « Elles vont déterminer l’avenir du Royaume-Uni et peut-être provoquer son éclatement, mais on n’en parle pas », déplore-t-elle.

Selon Simon Griffith, si on ne parle pas du Brexit, c’est parce que, «pour les électeurs, c’est une affaire réglée. Le débat a été déchirant, mais il a été tranché ». Si May est réélue, croit-il, le Royaume-Uni est en route pour un « Brexit dur ». C’est aussi l’opinion de David Cowan. «C’est tout à l’honneur de Theresa May d’avoir pris en compte la volonté claire d’une majorité de Britanniqu­es de contrôler leur immigratio­n, quitte à sortir du marché unique», dit-il. Pendant la campagne du Brexit, Theresa May n’était pourtant pas en faveur du « Leave ». Mais, au grand dam de David Cameron, elle avait déclaré que si la Grande-Bretagne quittait l’Union européenne, «le ciel ne lui tomberait pas sur la tête ».

Pour amorcer sérieuseme­nt ces négociatio­ns, qui doivent commencer 11 jours seulement après le scrutin britanniqu­e, encore lui faudra-t-il une majorité. Si elle ne l’obtient pas, les analystes sont convaincus qu’elle ne pourra pas demeurer très longtemps à la tête du parti. Si elle y parvient, les conservate­urs britanniqu­es sont peut-être à la veille d’une révolution plus importante qu’ils ne le croient.

 ?? OLI SCARFF AGENCE FRANCE-PRESSE ?? La première ministre sortante, Theresa May, a vu sa popularité fléchir dans les sondages.
OLI SCARFF AGENCE FRANCE-PRESSE La première ministre sortante, Theresa May, a vu sa popularité fléchir dans les sondages.

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