Renvoyés dos à dos. Et si les électeurs n’avaient voulu d’aucun des deux chefs pour négocier le Brexit?
Et si les électeurs n’avaient voulu d’aucun des deux pour négocier le Brexit ?
L’affaire était pliée. Tout devait être simple. Même si Theresa May détenait une majorité en Chambre, il s’agissait d’aller en chercher une meilleure afin de se protéger de ses « backbenchers » récalcitrants qui n’avaient pas accepté le Brexit. Pour cela, il fallait profiter de l’extrême impopularité du nouveau leader travailliste, Jeremy Corbyn, porté au pouvoir par la frange la plus radicale du parti à l’encontre même de son aile parlementaire. L’occasion était belle d’aller chercher un mandat pour négocier le Brexit et éviter ainsi une élection risquée en 2020 au moment justement où ces négociations devraient se terminer.
Mais rien ne s’est passé comme prévu. D’abord, le peuple n’aime pas les calculs électoraux. Ce qui semble logique et sensé du haut de la tour du Millenium qui surplombe la City se transforme vite en pures tractations d’appareil dès lors que l’on se trouve sur les plages des villages abandonnés d’East Anglia. Si les Britanniques ont salué la probité du leader tory qui a accepté de façon magnanime le choix du peuple en juin dernier, il n’était pas aussi facile de comprendre pourquoi Theresa May déclenchait une élection pour se protéger de son propre parti.
Une campagne catastrophique
Mais toutes ces considérations tactiques n’auraient été que des détails si Theresa May avait fait une bonne campagne. Or, cette femme qui revendiquait un gouvernement «fort et stable» s’est révélée tout le contraire. Sa conversion précipitée tant au Brexit (elle avait défendu le «Remain» lors du référendum) qu’à la critique du libéralisme sauvage des années Thatcher y est probablement pour quelque chose.
Ce retour d’un «red torysm» restaurant les valeurs de la famille, de la solidarité sociale et de la nation était pourtant largement approuvé dans la population. Mais les Britanniques n’ont pas cru à la sincérité de Theresa May. Il faut dire que la première ministre butait contre tous les obstacles et s’enfargeait dans toutes les fleurs du tapis. N’avait-elle pas cédé à ses penchants thatchéristes en réduisant les effectifs policiers en pleine menace terroriste alors qu’elle était ministre de l’Intérieur? Et comment expliquer cette proposition vite évacuée mais digne de Margaret Thatcher permettant de financer les soins de santé des personnes âgées à même leur héritage, une fois celles-ci enterrées? On ne se surprendra pas qu’une chanson très populaire sur Internet (Liar, Liar) l’ait décrite comme une «menteuse». Et puis, comment quelqu’un qui se laisse déstabiliser par une simple question d’un journaliste de Sky News ferait-il devant les négociateurs de l’Union européenne ?
Corbyn premier ministre?
En face, le vieux renard d’extrême gauche qu’est Jeremy Corbyn n’avait rien à perdre. Et puis, lui, il savait faire une vraie campagne à l’ancienne, loin des conseils du stratège australien L ynton Crosby qui a axé toute la campagne
conservatrice sur la personnalité de Theresa May. Pendant que May fuyait les rencontres improvisées, Corbyn savait au moins monter sur une estrade improvisée pour haranguer la foule. Sa proposition d’abolir les droits de scolarité à l’université avait tout pour attirer à lui une jeunesse universitaire méprisée par David Cameron et que l’État force à s’endetter en échange du droit de s’instruire.
Ses airs de grand-père bienveillant font facilement oublier ses affiliations historiques avec l’IRA, qui a terrorisé la Grande-Bretagne pendant des années. De même que ses entrevues grassement payées sur une télévision iranienne qui a finalement été interdite au Royaume-Uni pour avoir filmé la confession et la torture d’un journaliste iranien. Pourtant, ceux qui accusaient Corbyn, preuves à l’appui, d’avoir voté contre toutes les initiatives de paix
en Irlande du Nord avaient soudain l’air de vouloir déterrer des morts. Comme l’a dit cette semaine, dans une conférence du magazine Prospect, l’excellent chroniqueur du Guardian Nick Cohen, il n’est pas toujours facile de rappeler ces souvenirs désagréables «à des gens du XXIe siècle qui ne veulent pas mener les combats du XXe ».
La bulle travailliste
Mais les cris de victoire que l’on entend dans le camp travailliste sont trompeurs. Jeremy Corbyn est encore très loin du pouvoir. S’il l’atteint un jour. En quarantaine depuis sept ans, son parti vient d’en reprendre pour cinq ans de plus. Tant que le SNP domine les circonscriptions écossaises traditionnellement travaillistes, le Labour pourrait difficilement gouverner sans une coalition. Sans oublier que, si jeudi les Britanniques ont plébiscité certains éléments du programme de Corbyn (comme la renationalisation des chemins de fer), ils lui font encore moins confiance qu’à May pour négocier le Brexit. Partisan du « Remain » malgré son euroscepticisme, Corbyn pourrait difficilement s’opposer à la libre circulation des personnes dans le marché unique sans trahir un tabou à gauche : celui de l’immigration. Certains experts comme Janice Morphet (Beyond Brexit, Policy Press) le soupçonnent même d’être carrément contre le Brexit mais de ne pas le dire. C’est d’ailleurs dans les régions qui ont voté contre le Brexit que Corbyn a fait le plus de gains.
Peu importe le résultat de jeudi, les plus fins analystes de la situation, comme l’essayiste David Goodhart (The Road to Somewhere, C. Hurst & Co), ne voient pas comment un homme avec un tel passé pourrait devenir premier ministre. «Pour redevenir crédible, la gauche devra redevenir patriote. C’est ce que nous apprend le Brexit, dit-il. Or, je crois qu’il faudra 15 ans pour cela. »
Contrairement à la France qui vient d’élire le libéral européiste Emmanuel Macron, les Britanniques ont plébiscité jeudi deux leaders antilibéraux qui veulent en finir avec le libéralisme exacerbé tant de Margaret Thatcher que de l’Union européenne. Mais ils n’ont vu dans aucun des deux un leader digne de confiance pour s’engager dans une négociation qui définira en partie l’avenir économique du Royaume-Uni.
Comme disait le théoricien communiste italien Antonio Gramsci: «Le vieux monde se meurt, mais le nouveau tarde à apparaître. »
« Pour redevenir crédible, la gauche devra redevenir patriote. C’est ce que nous apprend le Brexit. L’essayiste David Goodhart