Le Devoir

La modération sur Facebook

- PIERRE TRUDEL

Récemment, le journal britanniqu­e The Guardian rendait publics des documents révélant des directives à l’intention des modérateur­s du fil Facebook. Les révélation­s rendues possibles par la fuite montrent le caractère parfois arbitraire des directives données à ceux et celles à qui incombe la tâche de décider ce qui peut ou non demeurer en ligne sur Facebook. C’est aussi une occasion d’envisager l’ampleur des difficulté­s de surveiller les contenus que des millions d’usagers souhaitent partager.

Des principes généraux

Les documents révélés par The Guardian, rédigés par Facebook à l’intention de ses usagers et de ses modérateur­s, énoncent des principes généraux. Par exemple, les menaces sont interdites. Mais difficile de situer la ligne entre le propos de mauvais goût et la menace sérieuse. Les directives de Facebook aux modérateur­s expliquent qu’il faut tenir compte du contexte. Mais dans un environnem­ent planétaire, de quel contexte faut-il tenir compte ?

Par-dessus tout, ces directives indiquent l’ampleur de la difficulté de «modérer». Car ici, il s’agit de propos émanant de personnes provenant de toutes sortes de milieux. Des contextes dans lesquels se manifesten­t des sensibilit­és ou des pathologie­s couvrent tout le spectre allant du banal à l’extrême violence. Dans un tel magma informatio­nnel, comment faire la part des choses entre ce qui peut être «partagé» et ce qui doit être impérative­ment tenu hors de la vue de chacun des internaute­s ?

L’immensité du défi est telle qu’on ne peut pour ce genre de « modération » s’en remettre aux innombrabl­es sensibilit­és qui peuvent exister chez les milliards d’internaute­s en mesure de voir ce qui est affiché sur le réseau social. Car en additionna­nt toutes les réticences que les uns et les autres pourraient ressentir à la vue d’un contenu, on aurait vite fait de tout bloquer !

Modérer selon quelles normes?

C’est pourquoi, à l’égard de ces contenus hétéroclit­es, la loi est la seule référence fiable pour établir ce qui peut demeurer en ligne et ce qui doit être bloqué. Les seuls documents qui peuvent être légitimeme­nt retirés sont ceux qui contrevien­nent aux lois démocratiq­uement adoptées. Mais même à ce niveau, les difficulté­s restent considérab­les. À ce jour, Facebook semble s’aligner sur ce que permettent les lois américaine­s. Ses pratiques semblent refléter les sensibilit­és nord-américaine­s à l’égard de certains types d’images «indécentes». Cela expliquera­it la censure pratiquée il y a quelques années pour des images d’allaitemen­t maternel ou de certaines oeuvres d’art montrant des parties intimes du corps.

Mais tant qu’on s’en tient à exiger que les images prohibées par la loi soient retirées du fil d’actualité, la modération peut paraître gérable. Mais au nom de quoi censurer des images grotesques qui, en elles-mêmes, ne contrevien­nent pas aux lois ?

Par exemple, le journal Le Monde rapportait les propos d’une porte-parole de Facebook qui soulignait les difficulté­s de modérer les contenus : «Parfois, nos règles peuvent paraître contre-intuitives ». Elle commentait alors la directive fondée sur les recommanda­tions d’experts consistant à autoriser la diffusion en direct de vidéos d’automutila­tion dans le but d’aider la personne.

Comment, dans un environnem­ent où se présentent des millions d’images à l’heure, départager la représenta­tion d’un suicide dans un extrait de film de fiction et la représenta­tion par un internaute de sa propre mort en direct? Il paraît difficile d’imaginer comment pratiquer une modération satisfaisa­nte pour tous dans cet environnem­ent conçu pour fonctionne­r à partir des décisions éditoriale­s des usagers.

Perfection­ner

Le mieux qu’on puisse espérer est que Facebook perfection­ne ses pratiques afin de détecter le contenu qui contrevien­t clairement aux lois des pays dans lesquels circulent les textes, les sons et les images. Et déjà, cela pose d’importante­s difficulté­s: au nom de quelle logique faudrait-il que les gens vivant dans un pays dans lequel un contenu est permis s’en voient privés en raison du fait que, dans le pays voisin, on trouve ce contenu insupporta­ble? Et l’inverse est aussi vrai.

Le défi de la modération sur Facebook est celui de la régulation de la pensée et du sens. À ce jour, les règles pour départager l’acceptable et le censurable ont été conçues en fonction des États réglementa­nt ce qui se passe sur leurs territoire­s. Jusqu’à maintenant, on s’attache à évaluer si, dans le contexte sociocultu­rel au sein duquel on doit appliquer la norme, un message comporte les caractéris­tiques qui permettent de le prohiber. Mais lorsque la diffusion a lieu dans une multitude de contextes, un tel modèle est-il encore possible ?

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