Le retour du vote censitaire ?
L’écrasante victoire annoncée d’Emmanuel Macron dissimule une abstention record
V «ague », «raz-demarée », «holdup», «tsunami», « dégagisme »,
aucun mot ne semble assez fort pour désigner ce qui attend les candidats du président Emmanuel Macron dimanche à l’occasion du second tour des élections législatives françaises.
Celui que l’on disait handicapé parce qu’il n’avait pas vraiment de parti derrière lui, et donc incapable de se constituer une majorité législative, semble en voie de réaliser son pari. Et pas qu’un peu !
Mais ce triomphe évident cache aussi des réalités moins glorieuses, comme l’éviction de plus en plus grande du jeu politique des catégories populaires, qui se réfugient dans une abstention historique.
Une majorité écrasante
Les derniers sondages avant le scrutin de dimanche prédisent en effet à Emmanuel Macron une majorité de type soviétique de 440 à 470 sièges sur les 577 que compte l’Assemblée nationale. Soit plus de 75% de la chambre. Parmi ces sièges, entre 50 et 60 iraient à son allié du Modem dirigé par François Bayrou.
Avec environ 80 sièges, la droite devrait perdre la moitié de ses députés. On s’attend, dimanche, à voir des personnalités aussi connues que les anciens ministres Nathalie Kosciusko-Morizet et Éric Woerth mordre la poussière. Même l’ancien sarkozyste Éric Ciotti est menacé dans les Alpes-Maritimes.
Les autres partis seront évidemment réduits à la portion congrue. Avec de 20 à 30 sièges, les socialistes et leurs alliés frisent la disparition. Le PS seul n’est même pas assuré d’avoir les 15 députés nécessaires à la formation d’un groupe reconnu.
Comme par le passé, les députés du Front national se compteront sur les doigts d’une seule main, comme ceux de La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon.
Ce déséquilibre est certes le résultat du mode de scrutin uninominal à deux tours de la Ve République. Il a justement été pensé pour assurer au président une majorité stable afin de faire voter ses lois. À droite et à gauche, on s’est évidemment inquiété de la disparition de l’opposition. Un argument auquel les macronistes ont répondu en rappelant que le Sénat et les régions étaient toujours dominés par la droite. Bref, que la France ne manquait pas de contre-pouvoirs, à commencer par la presse.
En réalité, une telle domination à l’Assemblée nationale est loin d’être exceptionnelle. Même si l’effritement de l’opposition risque d’être plus grand cette fois-ci, le général de Gaulle (1968), François Mitterrand (1981) et Jacques Chirac (2002) ont tour à tour joui de majorités semblables.
Deux éléments semblent cependant différents cette fois-ci. D’abord, la composition de cette majorité que l’on dit largement issue de la « société civile». Ensuite, le fort taux d’abstention de ces élections législatives.
Quelle «société civile»?
Les porte-parole de La République en marche! se targuent d’avoir sélectionné leurs candidats afin d’accorder la moitié des circonscriptions à des personnes dites de la « société civile » qui n’auraient pas d’expérience politique. Une étude du CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po) montre cependant que la réalité est beaucoup plus nuancée.
Certes, les candidats de LREM ne comprennent que 25 députés, 32 conseillers régionaux et 76 maires. Mais, de là à conclure que les autres étaient blancs comme neige et sans aucune expérience de la vie politique, il y avait un pas à ne pas franchir.
Parmi ces «représentants de la société civile », beaucoup sont d’anciens attachés politiques ou d’anciens militants de partis politiques. En pratique, seulement 35% des candidats se revendiquant d’Emmanuel Macron n’ont aucune expérience politique.
L’autre caractéristique de cette «société civile», c’est qu’elle est massivement issue des classes moyennes supérieures. Selon la même étude, en effet, près de 70 % des candidats de LREM sont des chefs d’entreprise (17%), des cadres supérieurs (20%) et des membres de professions libérales (12 %). Dans la «société civile» d’Emmanuel Macron, les classes moyennes ne comptent que pour 23 %, et les milieux populaires pour à peine 8,5 %.
Selon le chercheur Luc Rouban, du CNRS, cette prétendue « ouverture » à la société civile représenterait donc plutôt une « fermeture » en matière de composition sociale. «La recherche de nouveaux profils, écrit-il, a renforcé une fermeture sociale que les partis politiques traditionnels avaient pu compenser par l’organisation de carrières au sein de leurs appareils qui permettaient à des candidats d’origine modeste de progresser sur le plan social. »
En clair, selon Rouban, la méritocratie des partis politiques traditionnels permettait à des représentants des milieux modestes d’accéder plus facilement au pouvoir, ce que n’autorise plus le recrutement direct sans passer par les partis.
Des profils comme celui de l’ancien garagiste René Monory, devenu président du Sénat, ou du fils d’épicier Pierre Bérégovoy, devenu premier ministre, seraient donc de plus en plus rares.
Abstention historique
À cette composition des futurs élus de La République en marche!, il faut ajouter une abstention jamais vue sous la Ve République. Les projections annoncent, dimanche, une abstention historique de 53%. Des chiffres de type américain qu’on n’avait jamais vus en France pour une présidentielle.
On calcule que seulement 25% des Français inscrits sur les listes électorales souhaitent qu’Emmanuel Macron obtienne une majorité absolue à l’Assemblée nationale.
Ici aussi, on voit surgir une véritable distinction de classes. Les abstentionnistes sont dans leur écrasante majorité issus des classes les moins favorisées. Plus on est intégré dans la société et plus on vote. Ainsi, 61% des électeurs du Front national devraient s’abstenir dimanche.
Voilà qui amenait le chroniqueur du Figaro Jean-Pierre Robin à se demander si la France n’était pas revenue au vote censitaire. Avant l’introduction du vote universel (limité aux hommes), le suffrage était en effet conditionné au paiement d’un impôt appelé «cens».
Or, Robin estime qu’il y a une corrélation de plus en plus évidente entre les catégories qui votent et celles qui paient l’impôt sur le revenu. En France, compte tenu des diverses exemptions (mais aussi des autres impôts relativement élevés: CSG, TVA, taxe d’habitation), seulement 46% des ménages paient l’impôt sur le revenu. Évoquant l’abstention et l’exclusion de l’impôt, le chroniqueur souligne qu’«il s’agit en tout cas de deux formes de retrait de la vie publique ».
Le politologue Christophe Bouillaud, de l’Institut d’études politiques de Grenoble, voit aussi dans ce nouveau phénomène de l’abstention massive «le résultat de l’écroulement progressif depuis des décennies des formes d’encadrement du vote populaire». Parmi ces formes d’encadrement aujourd’hui disparues, il cite notamment les partis de gauche et l’Église.
Et le politologue de conclure que «la future Chambre des députés risque d’avoir tendance à ne représenter que les groupes intégrés de la société française — quoi de plus intégré qu’un chef d’entreprise à succès? —, avec le risque, bien sûr, d’être totalement démunie face aux revendications du reste de la société».
On s’attend, dimanche, à voir des personnalités connues mordre la poussière