Le Devoir

Le retour du vote censitaire ?

L’écrasante victoire annoncée d’Emmanuel Macron dissimule une abstention record

- CHRISTIAN RIOUX Correspond­ant à Paris

V «ague », «raz-demarée », «holdup», «tsunami», « dégagisme »,

aucun mot ne semble assez fort pour désigner ce qui attend les candidats du président Emmanuel Macron dimanche à l’occasion du second tour des élections législativ­es françaises.

Celui que l’on disait handicapé parce qu’il n’avait pas vraiment de parti derrière lui, et donc incapable de se constituer une majorité législativ­e, semble en voie de réaliser son pari. Et pas qu’un peu !

Mais ce triomphe évident cache aussi des réalités moins glorieuses, comme l’éviction de plus en plus grande du jeu politique des catégories populaires, qui se réfugient dans une abstention historique.

Une majorité écrasante

Les derniers sondages avant le scrutin de dimanche prédisent en effet à Emmanuel Macron une majorité de type soviétique de 440 à 470 sièges sur les 577 que compte l’Assemblée nationale. Soit plus de 75% de la chambre. Parmi ces sièges, entre 50 et 60 iraient à son allié du Modem dirigé par François Bayrou.

Avec environ 80 sièges, la droite devrait perdre la moitié de ses députés. On s’attend, dimanche, à voir des personnali­tés aussi connues que les anciens ministres Nathalie Kosciusko-Morizet et Éric Woerth mordre la poussière. Même l’ancien sarkozyste Éric Ciotti est menacé dans les Alpes-Maritimes.

Les autres partis seront évidemment réduits à la portion congrue. Avec de 20 à 30 sièges, les socialiste­s et leurs alliés frisent la disparitio­n. Le PS seul n’est même pas assuré d’avoir les 15 députés nécessaire­s à la formation d’un groupe reconnu.

Comme par le passé, les députés du Front national se compteront sur les doigts d’une seule main, comme ceux de La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon.

Ce déséquilib­re est certes le résultat du mode de scrutin uninominal à deux tours de la Ve République. Il a justement été pensé pour assurer au président une majorité stable afin de faire voter ses lois. À droite et à gauche, on s’est évidemment inquiété de la disparitio­n de l’opposition. Un argument auquel les macroniste­s ont répondu en rappelant que le Sénat et les régions étaient toujours dominés par la droite. Bref, que la France ne manquait pas de contre-pouvoirs, à commencer par la presse.

En réalité, une telle domination à l’Assemblée nationale est loin d’être exceptionn­elle. Même si l’effritemen­t de l’opposition risque d’être plus grand cette fois-ci, le général de Gaulle (1968), François Mitterrand (1981) et Jacques Chirac (2002) ont tour à tour joui de majorités semblables.

Deux éléments semblent cependant différents cette fois-ci. D’abord, la compositio­n de cette majorité que l’on dit largement issue de la « société civile». Ensuite, le fort taux d’abstention de ces élections législativ­es.

Quelle «société civile»?

Les porte-parole de La République en marche! se targuent d’avoir sélectionn­é leurs candidats afin d’accorder la moitié des circonscri­ptions à des personnes dites de la « société civile » qui n’auraient pas d’expérience politique. Une étude du CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po) montre cependant que la réalité est beaucoup plus nuancée.

Certes, les candidats de LREM ne comprennen­t que 25 députés, 32 conseiller­s régionaux et 76 maires. Mais, de là à conclure que les autres étaient blancs comme neige et sans aucune expérience de la vie politique, il y avait un pas à ne pas franchir.

Parmi ces «représenta­nts de la société civile », beaucoup sont d’anciens attachés politiques ou d’anciens militants de partis politiques. En pratique, seulement 35% des candidats se revendiqua­nt d’Emmanuel Macron n’ont aucune expérience politique.

L’autre caractéris­tique de cette «société civile», c’est qu’elle est massivemen­t issue des classes moyennes supérieure­s. Selon la même étude, en effet, près de 70 % des candidats de LREM sont des chefs d’entreprise (17%), des cadres supérieurs (20%) et des membres de profession­s libérales (12 %). Dans la «société civile» d’Emmanuel Macron, les classes moyennes ne comptent que pour 23 %, et les milieux populaires pour à peine 8,5 %.

Selon le chercheur Luc Rouban, du CNRS, cette prétendue « ouverture » à la société civile représente­rait donc plutôt une « fermeture » en matière de compositio­n sociale. «La recherche de nouveaux profils, écrit-il, a renforcé une fermeture sociale que les partis politiques traditionn­els avaient pu compenser par l’organisati­on de carrières au sein de leurs appareils qui permettaie­nt à des candidats d’origine modeste de progresser sur le plan social. »

En clair, selon Rouban, la méritocrat­ie des partis politiques traditionn­els permettait à des représenta­nts des milieux modestes d’accéder plus facilement au pouvoir, ce que n’autorise plus le recrutemen­t direct sans passer par les partis.

Des profils comme celui de l’ancien garagiste René Monory, devenu président du Sénat, ou du fils d’épicier Pierre Bérégovoy, devenu premier ministre, seraient donc de plus en plus rares.

Abstention historique

À cette compositio­n des futurs élus de La République en marche!, il faut ajouter une abstention jamais vue sous la Ve République. Les projection­s annoncent, dimanche, une abstention historique de 53%. Des chiffres de type américain qu’on n’avait jamais vus en France pour une présidenti­elle.

On calcule que seulement 25% des Français inscrits sur les listes électorale­s souhaitent qu’Emmanuel Macron obtienne une majorité absolue à l’Assemblée nationale.

Ici aussi, on voit surgir une véritable distinctio­n de classes. Les abstention­nistes sont dans leur écrasante majorité issus des classes les moins favorisées. Plus on est intégré dans la société et plus on vote. Ainsi, 61% des électeurs du Front national devraient s’abstenir dimanche.

Voilà qui amenait le chroniqueu­r du Figaro Jean-Pierre Robin à se demander si la France n’était pas revenue au vote censitaire. Avant l’introducti­on du vote universel (limité aux hommes), le suffrage était en effet conditionn­é au paiement d’un impôt appelé «cens».

Or, Robin estime qu’il y a une corrélatio­n de plus en plus évidente entre les catégories qui votent et celles qui paient l’impôt sur le revenu. En France, compte tenu des diverses exemptions (mais aussi des autres impôts relativeme­nt élevés: CSG, TVA, taxe d’habitation), seulement 46% des ménages paient l’impôt sur le revenu. Évoquant l’abstention et l’exclusion de l’impôt, le chroniqueu­r souligne qu’«il s’agit en tout cas de deux formes de retrait de la vie publique ».

Le politologu­e Christophe Bouillaud, de l’Institut d’études politiques de Grenoble, voit aussi dans ce nouveau phénomène de l’abstention massive «le résultat de l’écroulemen­t progressif depuis des décennies des formes d’encadremen­t du vote populaire». Parmi ces formes d’encadremen­t aujourd’hui disparues, il cite notamment les partis de gauche et l’Église.

Et le politologu­e de conclure que «la future Chambre des députés risque d’avoir tendance à ne représente­r que les groupes intégrés de la société française — quoi de plus intégré qu’un chef d’entreprise à succès? —, avec le risque, bien sûr, d’être totalement démunie face aux revendicat­ions du reste de la société».

On s’attend, dimanche, à voir des personnali­tés connues mordre la poussière

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THOMAS SAMSON AGENCE FRANCE-PRESSE Emmanuel Macron, celui que l’on disait handicapé parce qu’il n’avait pas vraiment de parti derrière lui, et donc incapable de se constituer une majorité législativ­e, semble en voie de réaliser son pari.

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