Au pays du bouddhisme national brut
Un État éminemment sûr, serein, empreint de spiritualité et si pieux qu’il donne presque l’envie de le devenir dès qu’on y pose les pieds
Petit royaume himalayen d’un peu plus de 700 000 âmes, le Bhoutan forme un étrange ovni étatique dans le firmament des nations du globe. Survol de Druk Yul, le pays Du dragon tonnerre, où le bonheur national est brut mais pas pour autant universel.
Pas de feux de circulation, nulle part. Interdiction de vendre des cigarettes, partout. Aucun panneau-réclame, à la grandeur du pays. Les sacs de plastique? Proscrits. Des écoliers qui portent tout de go le gho — l’habit traditionnel — et d’innombrables adultes qui continuent à le faire. Des moines qui vivent reclus du monde pendant trois ans, trois mois, trois semaines, trois jours, trois heures et trois minutes.
Et des habitants d’une douceur et d’une gentillesse qui transpirent la réserve et la pudeur, mais qui habitent des maisons aux murs ornés de pénis ailés, dentus ou enrubannés.
On a beau chercher, rares sont les pays qui arrivent à la cheville de singularité du Bhoutan. Ravissant éden pour randonneurs, ornithologues et botanistes, contrée enclavée entre deux poids
lourds — l’Inde et la Chine —, ce petit royaume jamais colonisé a longtemps évolué en vase clos et en autarcie, avant que le quatrième roi, Jigme Singye Wangchuck, n’entame une série de réformes. «En 1981, quand je suis arrivée au Bhoutan, c’était le Moyen-Âge, se souvient l’ethnologue française Françoise Pommaret, qui y vit depuis.
À l’époque, il n’y avait pas de liaison aérienne ni
de voitures, pas de télé ni de téléphone… » Peu de visiteurs étrangers s’y risquaient, les premiers touristes n’y ayant posé le pied qu’en 1974.
Cet isolement d’alors y est pour beaucoup dans le caractère intact et hautement authentique de la culture, des fêtes religieuses, du foisonnant patrimoine artistique et du cadre naturel du pays. Pas moins de 70% du territoire est ainsi couvert de forêts éblouissantes, même si la Constitution ne fixe la barre qu’à 60%.
Hormis certains lieux de Thimphu, la capitale en trop-plein de développement, le pays du dragon tonnerre affiche aussi une étonnante et
ravissante unité architecturale. Du boui-boui de bord de route à la résidence de montagne en passant par la dernière succursale bancaire, tout un chacun construit et érige dans le respect des traditions, avec force ornementations dans les poutres, colombages et boiseries qui enjolivent les murs chaulés.
En fait, il n’y a qu’avec le Tibet voisin qu’on
peut établir de proches parallèles, d’autant plus que le Bhoutan y a puisé sa langue (le dzongka), sa culture et sa religion. «Tout bien réfléchi, le Bhoutan, c’est une sorte de Tibet libre », constate Robert Bérubé, fondateur de l’agence Les Routes du Monde.
«Dans chaque temple, on s’est efforcé de recréer ce à quoi pourrait nirvana» ressembler le Le guide Karma Gyemtshok
Le bouddhisme-roi
«Regarde, il ne lui reste plus que la tête et les pattes avant, comme il doit souffrir!» dit mon guide Karma Gyemtshok, tourneboulé par l’empathie, en me montrant une grosse bestiole en pleine agonie. «Vas-y, abrège ses souffrances!» «Je ne peux pas, je suis bouddhiste… »
Chaque fois qu’il voit une créature en détresse, Karma s’émeut. La veille, c’est un doryphore convoité par des fourmis voraces qu’il a sauvé; aujourd’hui, il ne peut plus rien pour cet insecte, surtout pas mettre fin à ses jours. «Et si c’était mon père, décédé il y a quelques années, qui s’était réincarné en lui?»
Au Bhoutan, le bouddhisme est ubiquiste et il forme la trame de base — y compris juridique — sur laquelle s’écrit l’essentiel du quotidien de la grande majorité de la population. Il suffit de pousser la porte de la plupart des demeures pour trouver un choesum, sorte d’autel ou de sanctuaire qui constitue la plus grande pièce, même si ce mini-temple privé n’est utilisé que quelques minutes par jour. Après tout, ce ne sont pas les occasions de prouver sa piété qui manquent en ce royaume.
Sur la route, des chörtens (ou stupas) émergent parfois du bitume, créant un îlot que les conducteurs contournent par la gauche. Dans les parcs publics, d’immenses moulins à prière sont activés par les passants. En campagne, même les rivières et les vents sont appelés à contribution pour prier, les premières en actionnant par des aubes les moulins où sont inscrits des mantras; les seconds en soufflant sur les drapeaux de prières pour que celles-ci s’envolent jusqu’aux déités. «Plus il vente fort, mieux c’est!» assure Karma.
Dans les innombrables et admirables temples éparpillés dans ce pays grand comme la Suisse, les dévôts se suivent, prient et ne se ressemblent pas, que ce soit pour améliorer leur karma ou pour un proche décédé. «Pour m’assurer que mon père continuera à progresser vers une vie meilleure et qu’il atteindra le nirvana, je prie pour lui chaque jour», dit Karma, après avoir marmonné une énième fois un mantra dans le plus vieux temple du pays, Kyichu Lhakhang, construit en l’an 659.
Au célébrissime Taktshang Goemba, extraordinaire temple perché à 3100 mètres à flanc de falaise et surnommé «le nid du Tigre», on se bouscule littéralement pour reluquer la grotte où Guru Rimpoché — l’un des saints bouthanais les plus vénérés — aurait médité pendant trois mois après avoir chassé un démon, au VIIIe siècle.
Dans ce pays, histoire, religion et légendes s’entremêlent comme l’air et l’encens, et même les non-bouddhistes se laissent prendre au jeu, que ce soit au splendide Changangkha Lhakang, le temple de la fertilité de Thimphu, ou, et surtout au Chimi Lhakang, le temple du Phallus.
Déroutantes biroutes
«C’qui faut pas faire pour avoir un enfant!» doivent se dire les couples qui font sept fois le tour de ce temple en transportant un encombrant zob de bois. Selon la croyance populaire, c’est ainsi qu’on peut venir à bout de son infertilité en ce pays.
À l’intérieur, entre le tintement des cloches et le boucan des tambours, un moine assis par terre souffle dans un instrument à vent en forme de biroute. Un autre bénit le crâne d’une Américaine stérile avec un phallus de bois, avant que celle-ci y aille d’une offrande à Drukpa Kunley.
Surnommé le «fou divin», ce lama libidineux est connu pour ses frasques provocatrices par lesquelles il transmettait les enseignements de Bouddha, mais aussi pour ses nombreuses conquêtes féminines. Les braquemarts peints sur les façades ou accrochés aux corniches symbolisent son passé d’érotomane et visent à apporter protection et fertilité à ceux qui vivent derrière des murs ainsi ornés.
Dans les dzongs, ces remarquables monastères-forteresses qu’on retrouve dans chaque région du pays, on compte aussi un ou plusieurs temples pour attirer la faveur des divinités et les inciter à recouvrir les lieux de leur bienfaisante protection. À Trongsa, le majestueux dzong perché sur un éperon rocheux compte pas moins de 23 temples; sa position stratégique le long d’une route fort fréquentée en faisait la proie des envahisseurs.
«Dans chacun de ces temples, on s’est efforcé de recréer ce à quoi pourrait ressembler le nirvana», note Karma. Ceci expliquant cela: pénétrer dans ces antres de quiétude et de sérénité est source de ravissement extrême, tant les lieux sont richement ornés.
Entre les volutes de fumée, le scintillement des lampes à beurre et la lumière naturelle qui se dépose tout doucement sur les bouddhas géants recouverts de feuilles d’or, on frise le climax extatique. «Désolé, pas de photos: on ne voudrait pas que des images divines se retrouvent souillées dans un contexte impur», d’intimer Karma, la première fois que j’ai tenté de croquer pareilles splendeurs…
Plus à l’est
Au col de Dochu La, à 3140 mètres, c’est le rideau de nuages qui m’a empêché de rapporter des images des hautes cimes himalayennes. «Par temps dégagé, on aurait droit à une enfilade de 11 pics, dont le Gangkhar Pueneum, 7541 mètres, et le Khula Gangri, 7554 mètres», explique Karma.
À quelque chose malheur est bon: le brouillard qui nimbe les majestueux pins bleus et les cyprès altiers crée une atmosphère profondément mystique, et on saisit mieux d’où viennent toutes ces légendes qui peuplent l’imaginaire bhoutanais, comme celle voulant que les environs du col soient habités par une démone cannibale.
Pour atteindre ce col, il faut emprunter la route à flanc de montagne qui mène de Wangdue (dans l’ouest) à Trongsa (au centre du pays), laquelle est spectaculaire: à-pics vertigineux, torrents gonflés à bloc, cultures en terrasses, rizières, chörtens bhoutanais ou népalais, monastères haut perchés, hameaux esseulés et ponts de chaînes où claquent au vent des drapeaux de prières multicolores…
Par endroits, la route zigzague à travers des villages de réfugiés tibétains, passe devant un troupeau de yaks paissant, s’enfonce dans des vallées riantes à haute teneur en chlorophylle, longe des forêts de rhododendrons en fleurs nimbés de brume.
Le seul hic, c’est qu’il faut compter huit heures de trajet pour franchir les 135 kilomètres de cette route. Sur de longs tronçons, celle-ci ne forme qu’un long chantier jalonné de pelles mécaniques où surgissent poids lourds, chevaux en cavale, bovidés égarés et moines en train de ramper dans la poussière pour se laver de leurs péchés.
«Dans l’est et le centre du pays, on voit de plus en plus de maisons vides et cadenassées: les jeunes partent étudier ou travailler à Thimpu ou à Paro, ils finissent par y rester et leurs parents vont les rejoindre, explique Karma. Puisque les routes sont vraiment mauvaises, ils ne reviennent pas de sitôt. »
Le gouvernement a donc entrepris de repaver et d’élargir l’unique route (surnommée the highway) qui relie l’ouest à l’est du pays. Le chantier perdurera jusqu’en 2018 — à moins que les ouvriers se mettent à cueillir toutes ces herbes qui poussent à l’état sauvage. « C’est du chanvre, il y a en partout chez nous!» rigole Karma. Serait-ce là la véritable source du bonheur national brut ?
L’ère BNB du Bhoutan
En 2006, le roi du Bhoutan annonce qu’il abdiquera au bénéfice de son fils — l’actuel roi, très apprécié — et qu’il instaurera une monarchie constitutionnelle. Il n’en était pas à son premier coup d’éclat: en plus d’avoir épousé simultanément quatre soeurs, c’est lui qui a inventé le «bonheur national brut».
«Ce concept ne veut aucunement dire que tout va bien et que tout le monde est heureux en ce pays, c’est une politique alternative de développement où on tient compte d’autre chose que des intérêts économiques», explique Françoise Pommaret.
De fait, le Bhoutan n’échappe pas au chômage, à la surconsommation d’alcool, au consumérisme et aux autres problèmes sociaux répandus ailleurs.
En revanche, le bien-être collectif compte autant que la productivité, et tout nouveau projet doit être mesuré à l’aune de « l’indice BNB ». Inspiré par des principes bouddhistes et humanistes, celui-ci comporte quatre piliers de base sur lesquels il repose: préservation de l’environnement, développement durable, gouvernance responsable ainsi que conservation et promotion de la culture.