Le Devoir

Zeitgeist Un 23 juin sur Terre

Buissonner dans les parcs

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Twitter : @cherejoblo

Je vis devant un parc et flirte avec la cime de ses arbres, dès le matin, de mon balcon haut perché. En surplomb, je tutoie les merles qui ont élu domicile dans ce petit triangle d’Amérique, d’érables argentés, de frênes, d’ormes et de cinq épinettes de Norvège aux branches pleureuses.

Même si elles sont ensemble, ça ne semble pas les consoler. On y a aussi planté trois bancs beiges, tristounet­s eux aussi, mobilier urbain à la neutralité assez suspecte pour être remarqué par les rares amoureux, les vieux jaseux de mon immeuble, les cyclistes fatigués. «Sitting is the new smoking», ai-je lu un peu partout, sauf sur le dossier du banc. Ils n’ont pas encore osé les exerciseur­s dans mon parc, mais ça viendra sûrement.

Parfois, il m’arrive de descendre ma chaise pliante pour aller lire à l’ombre des grands feuillus. Manière de me mêler à la Vie, d’observer du coin de l’oeil, de récolter des bouts d’histoire, de laisser traîner l’oreille et de tâter le terrain. Je ne le fais pas assez, je le confesse, et je le regrette chaque fois, tant les parcs sont riches de bribes de récits avortés par le temps qui presse et ne repasse guère.

Il est des époques où le parc fait partie de notre hygiène de vie; lorsqu’on est enfant et avide de jeux, puis ado, premiers baisers, premiers joints, ensuite jeune parent, landau, carré de sable, match de soccer, et une longue parenthèse d’absence qui s’appelle l’affairisme, jusqu’à l’aube de la vieillesse qui renoue avec les racines du parc et d’une certaine lenteur apaisante pour l’âme, le corps et l’esprit. Juste avant d’aller rejoindre ses semblables et faire de vieux os à l’horizontal­e dans un grand parc parsemé de pierres tombées.

Ou alors, il faut s’appeler André Carpentier, être écrivain et décider d’écrire un très joli carnet, Moments de parcs étirés sur cinq longues années de fréquentat­ion assidue. J’ai lu l’essentiel de ce livre, à la fois philosophi­que et intérieur (même si ça se passe à l’extérieur), dans des parcs, et j’en ai tiré une sève, un sirop de vie, disons, comme l’eau du même acabit.

Si on peut devenir un expert en espaces verts sans travailler pour la Ville, on peut aussi devenir un intime de la faune qui les peuple, coutumier de sa routine, de ses habitudes et manies. Et rester aux aguets pour surveiller l’inattendu, la scène de parc, celle qui nous rend un peu voyeur ou à tout le moins témoin. C’est précisémen­t ce qu’a fait pour nous l’écrivain du moment présent en notant au hasard: « Et leurs baisers durent et ça dure encore, on dirait qu’elles cherchent à illustrer qu’étreinte est l’anagramme d’éternité.»

Buissonner s’apprend, glander aussi

Bien sûr, on connaît l’école buissonniè­re. Mais, après l’école, comment nommer ces intermèdes contre-productifs au sens marchand du terme, ces hiatus ponctués de grandes bouffées d’oxygène et de photosynth­èse? Ces pauses apothéoses d’un après-midi d’été dans la chlorophyl­le, sous la brise ou la bruine, ontelles une fonction autre que de mieux entrer en osmose avec le temps long? Tout le monde court (ou jogge) et le parc demeure immobile. On perd son temps tout en gagnant du temps, c’est paradoxal.

«Le flâneur est subversif. La subversion, ce n’est pas de s’opposer, mais de contourner, détourner, exagérer jusqu’à altérer, accepter jusqu’à dépasser », nous explique André Carpentier, citant Frédéric Gros et résistant «à la conspirati­on des tâches et de l’agenda». Il faut être d’une espèce indigène très solide pour ne pas céder au mouvement ambiant. Et le vivre sans culpabilit­é, quel défi !

J’ai une amie provençale qui s’efforce de retrouver le rythme de ses gènes, l’été arrivé, et de tout faire plus len-te-ment (avec l’aççangne !) : «Hier, j’ai acheté un café et me suis installée pour observer les gens pressés d’aller nulle part acheter des choses inutiles. Nous sommes dans une société déambulato­ire. On ne remet jamais en question le rythme du travail… » Et on se sent toujours un brin en porteà-faux d’y échapper aux heures non prescrites.

Je déjeunais la semaine dernière dans les «nouveaux» Jardins Gamelin, en plein centrevill­e de Montréal, et je m’amusais à observer le spectacle des autres, étudiants, travailleu­rs ou SDF, ne vaquant à rien. Se poser, ce n’est pas juste bon pour les pigeons. «Ce n’est pas rien entrer dans un parc. […] C’est chaque fois ressenti comme un moment inaugural», remarque avec finesse l’écrivain qui propose même des pistes de haïkus. Et on continue à observer les passants ou les passifs; le spectacle de l’Autre étant à la fois distrayant et inoffensif. Sauf si l’on cultive la méfiance à l’égard des vieux messieurs dans les parcs.

Cette rumeur au loin

J’ai souligné plein de choses dans ce livre qui nous donne une seconde chance de vivre la Journée de la lenteur (le 21 juin, mais ça s’étire certaineme­nt plus longtemps), comme le maire Coderre nous offre une seconde opportunit­é de voir le pont Jacques-Cartier illuminé ce dimanche avec Connexions vivantes. En rappel pour les retardatai­res ou les gourmands, sans façon, «j’en reprendrai­s bien si y’en reste»!

Le parc tondu et entretenu est gratuit, lui. Une offrande urbaine et publique à tous ceux qui apprécient le vivre ensemble, payant leurs impôts ou non.

J’ai souligné dans Moments de parcs des passages comme «un murmure qui silence le parc», «le pervenche et mastic du ciel», « l’heure oblique», «le pointillé de mes pas», « le parc se veloute », «un jour où même la solitude ne suffit pas à la tâche de vivre».

Nous nous devons à nous-même de changer de vitesse et de laisser à la vie le temps de lisser nos fronts plissés. Sans but, sans direction. Le parc n’est pas que le lieu banal de l’apaisement, mais aussi un moment béni, choisi, qui souligne à la fois l’urgence de retourner à la source et d’écouter la rumeur proche, si proche, des voix étouffées qui ne demandent qu’à se faire entendre, ponctuée de rires d’enfants et de pépiements de moineaux chapardant cette miette d’amandine aux framboises que je viens de laisser tomber.

Or, côtoyer, c’est tutoyer l’autre de sa présence, de son regard, voire de sa parole et de son écoute

Comment lui dire que je fais ici précisémen­t ce que j’ai à faire ? André Carpentier

On ne croit en ce que l’on voit que parce qu’on voit ce en quoi on croit Jean-Bertrand Pontalis

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 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Une échappée au parc, jour de congé ou non, pour buissonner ou se cacher sous un chapeau. Services essentiels de l’été.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Une échappée au parc, jour de congé ou non, pour buissonner ou se cacher sous un chapeau. Services essentiels de l’été.
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