Pour une redéfinition de la gauche
En cette ère que d’aucuns qualifient de «postfactuelle», les mots ont parfois tendance à perdre leur signification. Face à la tendance marquée des leaders politiques à orienter leurs discours vers l’émotion, et à faire parfois fi des faits dans leur argumentation, on peut effectivement finir par «en perdre son latin». Et lorsqu’il est question de politique, des notions comme la gauche et la droite sont souvent sacrifiées sur l’autel de la démagogie. Pensons seulement au Parti démocrate américain et au Parti socialiste français, qui demeurent encore associés à la «gauche», quand la notion de «centre droit» conviendrait beaucoup mieux.
Dans cette logique, des partis comme Québec solidaire deviennent des représentants de «l’extrême gauche» ou de la «gauche radicale », alors même que leur programme ne propose rien de révolutionnaire — au vrai sens du terme — par rapport aux institutions contemporaines du capitalisme. De la même façon, les propositions de modèles parallèles sont souvent balayées du revers de la main en tant qu’« hérésies économiques ». Et les appels pour des engagements audacieux et concrets permettant d’amorcer réellement la transition énergétique ou de réduire drastiquement les inégalités sociales sont plus que jamais discrédités grâce à l’emploi du terme « utopie ».
Néolibéralisme et changements structurels
Depuis presque 40 ans, le mantra des gouvernements demeure le développement du modèle néolibéral et de ses principales composantes. Un peu partout en Occident, nous pouvons remarquer la même tendance: la soumission des pouvoirs publics à cette logique — dont les politiques d’austérité — dans l’optique de maintenir ou d’améliorer leur cote de crédit auprès des agences de notation. À ce titre, certains gouvernements font preuve d’empressement afin de répondre à ces diktats (ex.: gouvernement libéral Couillard), alors que d’autres manifestent une résistance timide (ex.: gouvernement péquiste Marois), tout en se gardant bien de remettre en question la légitimité des institutions du néolibéralisme.
Au Québec, le spectre politique gauche-droite se voit ainsi réduit à sa plus simple expression chez les trois formations principales, c’est-à-dire le centre, ou «l’extrême centre», pour reprendre les termes d’Alain Deneault (La médiocratie). En dehors de l’application de la doctrine néolibérale, les changements proposés sur le plan économique relèvent plus souvent du cosmétique que du fondamental (ex.: baisser un peu les impôts ou les augmenter un peu, selon que l’on soit qualifié de «centre droit» ou de «centre gauche»). Il ne faut donc pas s’étonner que les propositions qui visent à modifier les structures qui nous empêchent d’amorcer de véritables changements reçoivent l’étiquette d’« extrémistes ».
Pourtant, il faut rappeler que l’humanité se heurte bel et bien à des problèmes criants, notamment le réchauffement climatique planétaire et l’accroissement des inégalités sociales. Il s’agit de phénomènes qui font l’objet d’un consensus dans la communauté scientifique internationale. En ce sens, il devient «utopiste» de penser que nous puissions maintenir le cap du productivisme, de la croissance et des politiques néolibérales sans en subir les contrecoups de façon «radicale » d’ici la fin du XXIe siècle.
Inversement, nous ne manquons pas de modèles parallèles (ex.: décroissance) qui pourraient nous inspirer pour répondre à ces grands problèmes. Mais ce type de propositions ne réussit pas, pour l’instant, à sortir des champs académique et militant pour intégrer véritablement l’espace du débat politique. La rhétorique de la peur appliquée par les puissants demeure beaucoup trop efficace.
Rester dans le cadre ou le refaire?
Voilà pourquoi il est nécessaire de redéfinir ce que nous entendons par la gauche en politique, pour nous éloigner de l’antinomie collectivisme-libéralisme. À cet effet, la vision de Frédéric Lordon, économiste et sociologue français membre du collectif Les Économistes atterrés, me semble inspirante. Selon lui, une véritable gauche devrait être incarnée de nos jours par les projets politiques qui visent à sortir du cadre économique actuel pour le refaire. Voilà pourquoi il parle de l’alternance des gouvernements occidentaux des dernières décennies, dits de gauche et de droite, comme d’une succession de partis de la droite complexée et de la droite décomplexée, qui ne proposent aucun changement structurel au cadre économique existant. Sortir du cadre impliquerait, par exemple, de reconstruire nos systèmes bancaires et financiers sur de nouvelles bases, afin de nous extraire graduellement de la logique de l’économie de la dette. Ainsi, nous serions amenés à modifier le processus de création monétaire des banques et à créer de nouveaux types d’échanges financiers non spéculatifs, pour ne nommer que ces deux mesures.
Il faudra bien un jour sortir de ce cercle vicieux dans lequel nous sommes pris. Miser sur la croissance économique en espérant un jour dégager assez de ressources pour répondre à nos problèmes sociaux et environnementaux consiste à confondre la solution avec le problème. Après tout, les structures économiques et politiques qui déterminent notre champ de possibilités d’action n’ont rien de naturel, il s’agit de constructions sociales qui sont le fruit de décisions et de processus humains historiques, elles ne sont donc pas immuables.
C’est pour cette raison que nous avons besoin de la gauche, telle que proposée par Frédéric Lordon, dans le débat politique actuel. Ni utopie ni communisme, ni peur ni démagogie, il s’agit d’un appel à l’intelligence collective et à notre capacité d’innovation pour modifier nos institutions afin de nous assurer un meilleur avenir. J’ose croire que nous en sommes capables.