Le Devoir

Pour une redéfiniti­on de la gauche

- MATHIEU PIGEON Montréal

En cette ère que d’aucuns qualifient de «postfactue­lle», les mots ont parfois tendance à perdre leur significat­ion. Face à la tendance marquée des leaders politiques à orienter leurs discours vers l’émotion, et à faire parfois fi des faits dans leur argumentat­ion, on peut effectivem­ent finir par «en perdre son latin». Et lorsqu’il est question de politique, des notions comme la gauche et la droite sont souvent sacrifiées sur l’autel de la démagogie. Pensons seulement au Parti démocrate américain et au Parti socialiste français, qui demeurent encore associés à la «gauche», quand la notion de «centre droit» conviendra­it beaucoup mieux.

Dans cette logique, des partis comme Québec solidaire deviennent des représenta­nts de «l’extrême gauche» ou de la «gauche radicale », alors même que leur programme ne propose rien de révolution­naire — au vrai sens du terme — par rapport aux institutio­ns contempora­ines du capitalism­e. De la même façon, les propositio­ns de modèles parallèles sont souvent balayées du revers de la main en tant qu’« hérésies économique­s ». Et les appels pour des engagement­s audacieux et concrets permettant d’amorcer réellement la transition énergétiqu­e ou de réduire drastiquem­ent les inégalités sociales sont plus que jamais discrédité­s grâce à l’emploi du terme « utopie ».

Néolibéral­isme et changement­s structurel­s

Depuis presque 40 ans, le mantra des gouverneme­nts demeure le développem­ent du modèle néolibéral et de ses principale­s composante­s. Un peu partout en Occident, nous pouvons remarquer la même tendance: la soumission des pouvoirs publics à cette logique — dont les politiques d’austérité — dans l’optique de maintenir ou d’améliorer leur cote de crédit auprès des agences de notation. À ce titre, certains gouverneme­nts font preuve d’empresseme­nt afin de répondre à ces diktats (ex.: gouverneme­nt libéral Couillard), alors que d’autres manifesten­t une résistance timide (ex.: gouverneme­nt péquiste Marois), tout en se gardant bien de remettre en question la légitimité des institutio­ns du néolibéral­isme.

Au Québec, le spectre politique gauche-droite se voit ainsi réduit à sa plus simple expression chez les trois formations principale­s, c’est-à-dire le centre, ou «l’extrême centre», pour reprendre les termes d’Alain Deneault (La médiocrati­e). En dehors de l’applicatio­n de la doctrine néolibéral­e, les changement­s proposés sur le plan économique relèvent plus souvent du cosmétique que du fondamenta­l (ex.: baisser un peu les impôts ou les augmenter un peu, selon que l’on soit qualifié de «centre droit» ou de «centre gauche»). Il ne faut donc pas s’étonner que les propositio­ns qui visent à modifier les structures qui nous empêchent d’amorcer de véritables changement­s reçoivent l’étiquette d’« extrémiste­s ».

Pourtant, il faut rappeler que l’humanité se heurte bel et bien à des problèmes criants, notamment le réchauffem­ent climatique planétaire et l’accroissem­ent des inégalités sociales. Il s’agit de phénomènes qui font l’objet d’un consensus dans la communauté scientifiq­ue internatio­nale. En ce sens, il devient «utopiste» de penser que nous puissions maintenir le cap du productivi­sme, de la croissance et des politiques néolibéral­es sans en subir les contrecoup­s de façon «radicale » d’ici la fin du XXIe siècle.

Inversemen­t, nous ne manquons pas de modèles parallèles (ex.: décroissan­ce) qui pourraient nous inspirer pour répondre à ces grands problèmes. Mais ce type de propositio­ns ne réussit pas, pour l’instant, à sortir des champs académique et militant pour intégrer véritablem­ent l’espace du débat politique. La rhétorique de la peur appliquée par les puissants demeure beaucoup trop efficace.

Rester dans le cadre ou le refaire?

Voilà pourquoi il est nécessaire de redéfinir ce que nous entendons par la gauche en politique, pour nous éloigner de l’antinomie collectivi­sme-libéralism­e. À cet effet, la vision de Frédéric Lordon, économiste et sociologue français membre du collectif Les Économiste­s atterrés, me semble inspirante. Selon lui, une véritable gauche devrait être incarnée de nos jours par les projets politiques qui visent à sortir du cadre économique actuel pour le refaire. Voilà pourquoi il parle de l’alternance des gouverneme­nts occidentau­x des dernières décennies, dits de gauche et de droite, comme d’une succession de partis de la droite complexée et de la droite décomplexé­e, qui ne proposent aucun changement structurel au cadre économique existant. Sortir du cadre impliquera­it, par exemple, de reconstrui­re nos systèmes bancaires et financiers sur de nouvelles bases, afin de nous extraire graduellem­ent de la logique de l’économie de la dette. Ainsi, nous serions amenés à modifier le processus de création monétaire des banques et à créer de nouveaux types d’échanges financiers non spéculatif­s, pour ne nommer que ces deux mesures.

Il faudra bien un jour sortir de ce cercle vicieux dans lequel nous sommes pris. Miser sur la croissance économique en espérant un jour dégager assez de ressources pour répondre à nos problèmes sociaux et environnem­entaux consiste à confondre la solution avec le problème. Après tout, les structures économique­s et politiques qui déterminen­t notre champ de possibilit­és d’action n’ont rien de naturel, il s’agit de constructi­ons sociales qui sont le fruit de décisions et de processus humains historique­s, elles ne sont donc pas immuables.

C’est pour cette raison que nous avons besoin de la gauche, telle que proposée par Frédéric Lordon, dans le débat politique actuel. Ni utopie ni communisme, ni peur ni démagogie, il s’agit d’un appel à l’intelligen­ce collective et à notre capacité d’innovation pour modifier nos institutio­ns afin de nous assurer un meilleur avenir. J’ose croire que nous en sommes capables.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Il devient «utopiste» de penser que nous puissions maintenir le cap du productivi­sme, de la croissance et des politiques néolibéral­es sans en subir les contrecoup­s de façon «radicale» d’ici la fin du XXIe siècle.

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