Le Devoir

Humour chagrin et invitation au mépris

- PIERRE POPOVIC L’auteur est professeur au Départemen­t des littératur­es de langue française de l’Université de Montréal Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

Àdéfaut d’une histoire qui aurait un sens, le temps est aux «affaires». Il y en a tout le temps. L’affaire O.J. Simpson, l’affaire Sklavounos, l’affaire Robuchon, l’affaire Fillon en sont des exemples parmi des centaines d’autres que les médias de grande diffusion relaient à l’envi. Ainsi que le montre «l’affaire Mike Ward», le rire n’a pas échappé à cette tension générale des esprits, dont l’expansion résulte du fait qu’elle «fait couler beaucoup d’encre» et qu’elle produit ce « tout le monde en parle » qui fait les succès et les réputation­s. En ce pays nanti d’une École nationale de l’humour dont sont issus la plupart des humoristes québécois qui ont pignon sur rue, la particular­ité de cette dite «affaire» et, plus généraleme­nt, des cas où le rire est mis en cause parce qu’il a comporté des propos qui ont porté atteinte de façon violente à un individu ou à une collectivi­té tient à deux choses. D’une part, le droit à la liberté d’expression a été invoqué par le comédien pour justifier un sketch contenant des propos blessants à l’endroit d’un enfant handicapé. D’autre part, les critiques qui lui furent adressées ont souvent été accusées de céder au « politiquem­ent correct», tarte à la crème idéologiqu­e du moment s’il en est. […]

Comme toute liberté, la liberté d’expression a des limites, ainsi que la Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme et du citoyen de 1789 le notait: tout citoyen peut dire ou écrire ce qu’il veut « sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi». […]

Les humoristes ont bel et bien le droit de dire ce qu’ils veulent et d’essayer de faire rire de tout ce qu’ils veulent sous réserve de ne pas céder à l’un des abus [déterminés par la loi]. Mais le propre du rire étant entre autres de déstabilis­er les représenta­tions et de jouer sur les limites des codes moraux, l’exercice de ce droit implique une responsabi­lité à la prise en compte de laquelle la société elle-même devrait à distance veiller. En d’autres termes, l’humo- riste peut rire et faire rire de tout, mais la société, elle, ne doit pas se gondoler obligatoir­ement et devrait être beaucoup plus critique à l’endroit de ce que Rabelais désignait comme « le propre de l’homme ». Or, nombre de traits du rire actuel indiquent que ce devoir de réserve et de vigilance n’est pas — ou plus — rempli. […]

Il est ainsi fascinant de constater que, sitôt l’artiste du jour entré en scène, les salles deviennent hilares. Après deux mots, on frise le délire. Un comique arrive, il émet un bêlement, puis dit : «Je suis bilingue.» Rire épormyable! Il poursuit façon pipi-caca: « L’eau qu’on boit vient du fleuve et ce qu’on pisse va dans le fleuve.» Rebelote! Un autre pavoise dans le cul glauque : «J’ai vu un reportage qui disait que des jeunes du primaire se font des pipes dans les autobus en allant à l’école.» Ça rit déjà, ce qui l’encourage à continuer : «Si ça les incite à poursuivre leurs études…» Hilarité unanime d’allure soviétique. Tout se passe comme dans ces émissions de télévision où des clignoteme­nts lumineux indiquent à des rieurs stipendiés quand et comment ils doivent se dilater la rate. La célèbre maxime de Pierre Desproges «On a le droit de rire de tout, mais pas avec tout le monde» a le grand mérite d’indiquer un passage de l’expression «rire de» à l’expression «rire avec» qui n’est pas anodin. En effet, il semble bien que l’humoriste québécois moyen ait nettement tendance à «rire de» afin de faire « rire contre ».

La fréquence de trois canevas formels spécifique­s en témoigne. Le premier consiste en interpella­tions oratoires, adressées au public sur le mode interrogat­if, du genre «As-tu déjà pété [au choix] dans un restaurant chic? durant la messe de minuit? dans une mosquée? etc. » Le plus drôle, si je puis dire, c’est que ce genre de question se donne pour la marque d’un humour décomplexé, libérateur, qui décape, qui triomphe du politiquem­ent correct. C’est parfaiteme­nt faux. D’un côté, il fait rire de quelqu’un, de l’autre il ne fait que renforcer la norme […], soit sur une caractéris­tique du lieu qui le destine à la rigolade cynique collective […]. Le deuxième relève aussi de l’interpella­tion, mais vise un personnage choisi au hasard dans le public. Toute une salle est ainsi invitée à rire de l’un de ses membres. Désignée du doigt par le monologuis­te, la victime peut recevoir des agressions d’intensités diverses […]. Le troisième rit d’un individu ou d’un groupe social directemen­t reconnaiss­able. Ainsi en va-t-il dans un numéro parlant des assistés sociaux qui refusent du travail. Évoquant un assisté social qui chercherai­t à justifier son refus (au motif que l’emploi ne lui convient pas), l’humoriste lui coupe hargneusem­ent la parole et débite d’une voix colérique ces phrases : «Ta gueule! T’es sur le BS. C’est nous aut’es qui t’fait vivre, mon ostie d’plein d’marde ! » […]

Qu’ont en commun ces trois mises en forme ? Elles fonctionne­nt toutes trois sur le principe de la désignatio­n d’un bouc émissaire. Le rire suscité tient ainsi en permanence d’une manière de délectatio­n morose. Cela n’a rien à voir avec le rire de joie rabelaisie­n. C’est un humour chagrin qui se libère là, imprégné d’un ressentime­nt sans cause. Il n’y a pas d’incitation à la haine comme telle dans ces performanc­es, mais il y a bien de l’invitation au mépris. Il s’agirait de la désigner comme telle et de la critiquer avec force et régularité avant que cela s’aggrave, quitte à se faire désigner comme «politiquem­ent correct» par quelques publiciste­s de rencontre.

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