Le Devoir

L’homme en trop

- François Brousseau est chroniqueu­r d’informatio­n internatio­nale à Radio-Canada. francobrou­sso@hotmail.com FRANÇOIS BROUSSEAU

Lorsqu’Alexandre Soljenitsy­ne publia en 1973 L’archipel du Goulag, le choc fut énorme chez toute une génération d’intellectu­els de gauche occidentau­x, qui tout à coup découvraie­nt le vrai visage du communisme soviétique.

Soljenitsy­ne fut, selon l’expression du philosophe de gauche français Claude Lefort, «l’homme en trop», dont le témoignage accablant, criant de vérité et de lucidité, et la présence continue dans son pays natal devenaient soudain insupporta­bles pour les commissair­es du Kremlin. En 1974, Soljenitsy­ne s’exila en Suisse, puis aux États-Unis. Le régime soviétique respirait un peu mieux.

Un quart de siècle plus tard, réfléchiss­ant sur l’écrasement, en juin 1989, du Printemps de Pékin auquel il avait participé, un professeur de littératur­e et essayiste politique nommé Liu Xiaobo publia, dans des revues à petit tirage, à Hong Kong et à l’étranger, une série d’articles décapants et pénétrants sur la nature du régime chinois.

Réunis beaucoup plus tard en traduction française sous le titre La philosophi­e du porc (Gallimard, 2011), il y est question notamment de «l’abrutissem­ent systématiq­ue des citoyens» par le régime chinois, qui favorise la consommati­on de masse, tout en inoculant au peuple «l’amnésie» et «l’ignorance de son histoire».

Depuis une dizaine d’années, et encore plus depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013, le régime chinois réprime les voix discordant­es avec une férocité jamais vue depuis Mao Zedong.

Ce régime a maintenu Liu Xiaobo en prison pendant la majeure partie des vingt dernières années, pour ses écrits « subversifs et criminels ». La dernière condamnati­on date de Noël 2009. C’était un peu plus d’un an après la publicatio­n de la «Charte 08» qui – s’inspirant de la «Charte 77» de Vaclav Havel, publiée en Tchécoslov­aquie trente ans plus tôt — préconisai­t la démocratie et le pluralisme en Chine.

Dix mois plus tard, le comité d’Oslo décernait le prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo, «pour ses efforts durables et non violents en faveur des droits de l’homme en Chine ». Pékin fulmina, distribua menaces et mesures de représaill­es à la cantonade, à commencer par l’État norvégien.

Les mandarins de Pékin viennent de «libérer», en tout cas de sortir de prison, ce martyre «pour raisons médicales», après huit années (sur une peine de 11) purgées loin de la capitale, dans des conditions assez effrayante­s et un isolement quasi total. Sa femme, Liu Xia, par exemple, est assignée à résidence à Pékin… sans avoir été elle-même condamnée pour quelque délit que ce soit.

Atteint d’un cancer du foie qu’on dit en phase terminale, Liu Xiaobo ne devrait plus trop déranger les mandarins de Pékin. Ces derniers, malgré leur mépris hautain face aux condamnati­ons étrangères (d’ailleurs devenues rarissimes avec le temps… la Chine se faisant de plus en plus «impériale» face à ses interlocut­eurs), auront sans doute fait le calcul que sa mort en prison serait mauvaise en matière de relations publiques. Oh! si peu, mais quand même…

Malgré les différence­s d’époque, de contexte et de registre ; malgré l’audience limitée du dissident chinois par rapport à celle, énorme, de Soljenitsy­ne en Occident à l’époque de la Guerre froide, Liu Xiaobo est lui aussi, à sa façon, «l’homme en trop» pour le régime chinois devant l’Histoire, un homme dont l’exil forcé fut intérieur, un homme dont le témoignage est essentiel.

Peu importe que l’un et l’autre aient pu, sur certaines questions, exprimer des points de vue étranges ou contestabl­es (le traditiona­lisme et le conservati­sme effrénés de Soljenitsy­ne ; l’appui de Liu à l’invasion américaine de l’Irak par exemple), ils restent de puissants révélateur­s du régime, du pays, du monde dans lequel ils ont vécu. Les « grains de sable» qui empêchent qu’on oublie complèteme­nt ce qu’était l’URSS au XXe siècle, et ce qu’est vraiment la Chine conquérant­e du XXIe siècle.

P.S. À une échelle plus modeste, on peut également qualifier le jeune Hongkongai­s Joshua Wong, 20 ans, organisate­ur des manifestat­ions de 2014 pour la démocratie à Hong Kong, d’«homme en trop» pour Pékin. Il fait partie de ceux qui entendent réserver, ce week-end pour le vingtième anniversai­re de la rétrocessi­on de ce territoire à la Chine, un accueil «adéquat» à l’empereur Xi, dont l’étau se resserre inexorable­ment.

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