L’homme en trop
Lorsqu’Alexandre Soljenitsyne publia en 1973 L’archipel du Goulag, le choc fut énorme chez toute une génération d’intellectuels de gauche occidentaux, qui tout à coup découvraient le vrai visage du communisme soviétique.
Soljenitsyne fut, selon l’expression du philosophe de gauche français Claude Lefort, «l’homme en trop», dont le témoignage accablant, criant de vérité et de lucidité, et la présence continue dans son pays natal devenaient soudain insupportables pour les commissaires du Kremlin. En 1974, Soljenitsyne s’exila en Suisse, puis aux États-Unis. Le régime soviétique respirait un peu mieux.
Un quart de siècle plus tard, réfléchissant sur l’écrasement, en juin 1989, du Printemps de Pékin auquel il avait participé, un professeur de littérature et essayiste politique nommé Liu Xiaobo publia, dans des revues à petit tirage, à Hong Kong et à l’étranger, une série d’articles décapants et pénétrants sur la nature du régime chinois.
Réunis beaucoup plus tard en traduction française sous le titre La philosophie du porc (Gallimard, 2011), il y est question notamment de «l’abrutissement systématique des citoyens» par le régime chinois, qui favorise la consommation de masse, tout en inoculant au peuple «l’amnésie» et «l’ignorance de son histoire».
Depuis une dizaine d’années, et encore plus depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013, le régime chinois réprime les voix discordantes avec une férocité jamais vue depuis Mao Zedong.
Ce régime a maintenu Liu Xiaobo en prison pendant la majeure partie des vingt dernières années, pour ses écrits « subversifs et criminels ». La dernière condamnation date de Noël 2009. C’était un peu plus d’un an après la publication de la «Charte 08» qui – s’inspirant de la «Charte 77» de Vaclav Havel, publiée en Tchécoslovaquie trente ans plus tôt — préconisait la démocratie et le pluralisme en Chine.
Dix mois plus tard, le comité d’Oslo décernait le prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo, «pour ses efforts durables et non violents en faveur des droits de l’homme en Chine ». Pékin fulmina, distribua menaces et mesures de représailles à la cantonade, à commencer par l’État norvégien.
Les mandarins de Pékin viennent de «libérer», en tout cas de sortir de prison, ce martyre «pour raisons médicales», après huit années (sur une peine de 11) purgées loin de la capitale, dans des conditions assez effrayantes et un isolement quasi total. Sa femme, Liu Xia, par exemple, est assignée à résidence à Pékin… sans avoir été elle-même condamnée pour quelque délit que ce soit.
Atteint d’un cancer du foie qu’on dit en phase terminale, Liu Xiaobo ne devrait plus trop déranger les mandarins de Pékin. Ces derniers, malgré leur mépris hautain face aux condamnations étrangères (d’ailleurs devenues rarissimes avec le temps… la Chine se faisant de plus en plus «impériale» face à ses interlocuteurs), auront sans doute fait le calcul que sa mort en prison serait mauvaise en matière de relations publiques. Oh! si peu, mais quand même…
Malgré les différences d’époque, de contexte et de registre ; malgré l’audience limitée du dissident chinois par rapport à celle, énorme, de Soljenitsyne en Occident à l’époque de la Guerre froide, Liu Xiaobo est lui aussi, à sa façon, «l’homme en trop» pour le régime chinois devant l’Histoire, un homme dont l’exil forcé fut intérieur, un homme dont le témoignage est essentiel.
Peu importe que l’un et l’autre aient pu, sur certaines questions, exprimer des points de vue étranges ou contestables (le traditionalisme et le conservatisme effrénés de Soljenitsyne ; l’appui de Liu à l’invasion américaine de l’Irak par exemple), ils restent de puissants révélateurs du régime, du pays, du monde dans lequel ils ont vécu. Les « grains de sable» qui empêchent qu’on oublie complètement ce qu’était l’URSS au XXe siècle, et ce qu’est vraiment la Chine conquérante du XXIe siècle.
P.S. À une échelle plus modeste, on peut également qualifier le jeune Hongkongais Joshua Wong, 20 ans, organisateur des manifestations de 2014 pour la démocratie à Hong Kong, d’«homme en trop» pour Pékin. Il fait partie de ceux qui entendent réserver, ce week-end pour le vingtième anniversaire de la rétrocession de ce territoire à la Chine, un accueil «adéquat» à l’empereur Xi, dont l’étau se resserre inexorablement.