The Beguiled : tel est pris…
Sofia Coppola réfléchit aux notions d’oppression et de domination dans un film brillant
THE BEGUILED (V.O.)
Drame de Sofia Coppola. Avec Nicole Kidman, Kirsten Dunst, Elle Fanning, Colin Farrell, Oona Laurence. États-Unis, 2017, 94 minutes.
Retrouvé agonisant dans la campagne du Mississippi, un soldat nordiste est secouru par les occupantes d’un séminaire pour jeunes filles. Soigné, nourri puis désiré, l’homme entend profiter de la proverbiale «hospitalité sudiste». Rivales dans leurs désirs réprimés, Martha, la directrice, Edwina, l’institutrice, et Alicia, l’élève précoce, sont unies dans ce qu’elles sont toutes dupées par le beau convalescent. Croyant diviser pour mieux régner, ce dernier en sera quitte pour une surprise, les maîtresses de céans finissant par voir clair dans son jeu. Ainsi en va-t-il dans The Beguiled de Sofia Coppola, qui, contrairement à Thomas P. Cullinan dans son roman originel et à Don Siegel dans son adaptation naguère, adopte non pas le point de vue du mâle manipulateur, mais ceux des femmes de la maisonnée assiégée.
À ce chapitre, l’affiche du film est d’une rare cohérence. On y voit en effet Colin Farrell alité, avec à son chevet Elle Fanning (Alicia) assise dos à lui, Nicole Kidman (Martha) debout et le dominant, puis Kirsten Dunst (Edwina) un peu en retrait et regardant dans notre direction.
Hormis la position symbolique de chacune, l’image frappe l’imaginaire en cela que le visage de Farrell est coupé à l’image.
Une façon éloquente d’annoncer d’office que ceci n’est pas le film de l’acteur, mais des actrices.
Et de fait, tout du long, Sofia Coppola épouse en alternance les regards de Martha, d’Edwina, d’Alicia, et aussi d’Amy, cette élève plus jeune qui, en ramassant des champignons dans la forêt, tombe sur l’ennemi blessé.
Ce changement de focalisation est fondamental. Telles qu’esquissées par le romancier puis par Siegel ensuite dans son film (daté mais formidable néanmoins), les femmes de The Beguiled, en périphérie, apparaissaient comme des figures un brin grossières, tour à tour petites choses fragiles à croquer et harpies hystériques. Sofia Coppola prend les archétypes féminins proposés, les replace au centre de l’intrigue et les dépare de leurs clichés. Elles sont désormais sujets. Au tour de monsieur de devenir objet et de voir sa misogynie, pourtant conforme à la source, exacerbée.
Dès lors, une psychologie globale plus fine émerge. Cela, jumelé à un humour noir seyant à merveille à ce contexte de cauchemar gothique fiévreux.
Omission regrettable
Toutefois, s’il est un changement effectué par Sofia Coppola que l’on peut regretter, c’est celui d’avoir éliminé la domestique Hallie, seul personnage noir de l’histoire, qui était elle aussi séduite par ailleurs. La cinéaste s’est défendue en disant, d’une part, que le personnage était caricatural, et, d’autre part, qu’elle ne se sentait pas la légitimité d’aborder l’enjeu de l’esclavagisme, qui plus est au risque de le traiter comme une anecdote dans le scénario.
On s’abstiendra de tenir un procès d’intentions à Coppola, mais il reste qu’il y avait là une occasion à saisir d’enrichir sa réflexion, le thème central de son film étant l’oppression — ici des femmes, écartées des guerres que se livrent les hommes qui reviennent périodiquement vers elles afin d’être soignés, nourris… et plus, avec ou sans affinités.
À terme, ce n’est pas une vengeance que filme Sofia Coppola, mais une révolte. En conservant le personnage d’Hallie, le propos résolument féministe de la cinéaste aurait pu tendre vers l’intersectionnalité. Le matériau de base s’y prêtait.
Réalisation accomplie
Pris pour ce qu’il est, The Beguiled ne s’impose pas moins comme une oeuvre puissante, envoûtante. Coppola signe là, entre paysages brumeux, en extérieur, et luxe décati, en intérieur, sa réalisation la plus accomplie, multipliant les tableaux sublimes mais significatifs. Elle tire en outre des performances brillantes et contrastées de ses trois actrices principales qui, de regards ciblés en inflexions de la voix, font un sort à chaque nuance subtile de dialogue.
La cinéaste a entre autres idées heureuses celle de mettre l’accent sur la répétition des routines qui forment le quotidien morne — la vie — des héroïnes. Juste avant leur premier souper en compagnie de leur invité, leurs préparatifs vestimentaires renvoient à un rituel de séduction teinté de gaîté. Plus tard, le même enchaînement de gestes évoque quelque chose de beaucoup plus funeste.
On ne s’étonne guère que le jury présidé par Pedro Almodóvar lui ait décerné le Prix de la mise en scène, à Cannes. Sofia Coppola n’est que la deuxième réalisatrice, de toute l’histoire du Festival, à l’avoir reçu.
Au fond, c’est aussi de cela que parle son film.