Le Devoir

La mort présumée du Canada français

- RICKY G. RICHARD

En novembre 1967, à l’occasion des États généraux du Canada français, il s’est opéré une rupture profonde entre la perception québécoise du destin national du Canada français et celle qui était toujours vivante ailleurs au pays. Au lieu de faire la synthèse des études qui analysent cette scission identitair­e, proposons une métaphore. Du point de vue de l’Acadie, de l’Ontario français et d’ailleurs, c’est comme si leur grand frère les abandonnai­t. Tandis que le Québec et le monde entier fêtaient Expo 67, bien des Canadiens français amorçaient un long deuil identitair­e. Ceux-ci ont dû s’accommoder de l’absence d’une figure importante de leur imaginaire collectif.

Pourquoi le Québec doit-il s’affirmer sans nous? se demandent plusieurs Canadiens français. En 1971, il y avait 5,8 millions de personnes de langue maternelle française au Canada, représenta­nt 26,9% de la population du pays. Parmi celles-ci, 926 000 ne résidaient pas au Québec. Ainsi, 85% des francophon­es de l’époque, installés au Québec, disaient essentiell­ement à leurs frères et soeurs de se débrouille­r tout seuls.

Rupture identitair­e

Quelle a été l’incidence de l’échec des États généraux d’avaliser une vision pancanadie­nne du développem­ent national ? Comme bien des crises ou ruptures historique­s, cet épisode a eu des effets inattendus. Il a notamment accéléré le développem­ent identitair­e de la francophon­ie canadienne.

Deux processus complément­aires ont renforcé ce que d’autres ont nommé la «provincial­isation» des identités. D’une part, il y avait l’émergence de l’État-providence canadien, le débat constituti­onnel et le malaise québécois de vivre au sein de la fédération canadienne. D’autre part, et plus fondamenta­lement, les francophon­es se sont pris en main et ont continué à construire leurs identités sur les cendres du Canada français.

Si l’image malheureus­e des « cadavres encore chauds » prononcée par Yves Beauchemin a été tant critiquée, il faut reconnaîtr­e qu’il avait probableme­nt raison : l’identité canadienne-française était moribonde depuis 1967. Mais, et la distinctio­n est fondamenta­le, la fin présumée de l’idée du Canada français ne signifiait pas pour autant la mort des Canadiens français: ces femmes et ces hommes qui voulaient vivre en français ailleurs qu’au Québec.

Beauchemin et d’autres ignoraient la longue histoire de résilience des identités francophon­es au Canada. Celles-ci, historique­ment constituée­s autour de la paroisse catholique, étaient profondéme­nt attachées à leurs origines. Ces francophon­es vivaient à côté des « Anglais » et s’en accommodai­ent tant bien que mal.

Ils étaient aussi habitués à vivre en marge des institutio­ns politiques et n’étaient pas près de perdre leurs identités. Rappelons-nous que l’école laïque ou publique au Canada est généraleme­nt apparue après 1970, ayant été auparavant l’oeuvre magistrale de congrégati­ons religieuse­s qui éduquaient ces petits Canadiens français catholique­s.

Exceptionn­alisme québécois

Pour animer la vie quotidienn­e, les francophon­es ont dû aménager ou créer des réseaux et des associatio­ns qui devenaient les lieux privilégié­s d’expression identitair­e. Les bâtisseuse­s et bâtisseurs ont aussi créé des symboles identitair­es, raconté l’histoire et amorcé la lente définition collective de leur identité.

Les Canadiens français, hormis les Québécois, sont progressiv­ement devenus des «francophon­es». Leur horizon identitair­e n’est plus la paroisse, mais plutôt le cadre provincial ou même fédéral.

Sur le plan théorique ou conceptuel, une césure épistémolo­gique s’est opérée au cours de la Révolution tranquille. En ce sens, la rupture de 1967 est un aboutissem­ent plus que la naissance du Québec moderne. Depuis lors, la plupart des études du Québec, de son identité, de son nationalis­me ou de son affirmatio­n politique ont eu tendance à faire fi de tout ce qui lui était extérieur.

Au moment même où le Québec rejetait l’ascendant ou prenait ses distances du Canada, il s’éloignait délibéréme­nt ou inconsciem­ment de ses frères et soeurs francophon­es. Tant pis pour vous. Si les Canadiens anglais vous écoeurent trop, revenez au Québec, pensaient-ils.

Comme si l’Acadie ou l’Ontario français n’avaient d’existence que dans la filiation familiale ou migratoire provenant du Québec. Cela n’est pas vrai. L’Acadie et Port-Royal furent fondés avant la ville de Québec. De nombreux Canadiens français ont des origines bien lointaines et enracinées sur le territoire qu’ils occupent. Dans l’imaginaire collectif de nombreux Canadiens français, la mère patrie n’est pas le Québec, c’est la France coloniale.

L’exceptionn­alisme québécois réfère à un paradoxe. Il s’agit d’un destin collectif particulie­r fondé sur une histoire dont certains oublient les racines. Conséquemm­ent, la plupart des tentatives d’en extrapoler un projet national civique ou universel fait souvent fi d’autres facteurs, d’autres identités, d’autres territoire­s ou d’autres histoires. Alors que bien des Québécois ont conclu à l’échec du Canada, notamment à son incapacité à reconnaîtr­e la société distincte, cela ne veut pas dire que chaque francophon­e ailleurs tire les mêmes conclusion­s.

Perte de mémoire

Ce que bien des Québécois oublient, et Ernest Renan l’avait prédit, c’est que la nation canadienne-française s’étendait bien au-delà des frontières de la province de Québec ou du Bas-Canada. Le Canada français, honni par Durham et d’autres, était une vaste agglomérat­ion d’identités franco-catholique­s qui n’étaient pas sur un territoire contigu.

Cette perte de la mémoire canadienne-française ou de l’idée du Canada français, notamment parmi la nouvelle génération d’intellectu­els québécois, a des répercussi­ons sur les savoirs et les idées. En définissan­t l’affirmatio­n nationale ou souveraini­ste, plusieurs Québécois oublient leur propre histoire et le tronc commun identitair­e du Canada français qui précède la Révolution tranquille ou même la Confédérat­ion.

Que l’on veuille l’admettre ou non, les racines nationales ou identitair­es du Québec et de la francophon­ie canadienne sont les mêmes. Il reste une poignée d’intellectu­els et d’associatio­ns qui font vivre ce Canada français à l’ère contempora­ine. Ils cultivent tant bien que mal un arbre que plusieurs admirent, notamment en dehors du Québec.

Le tronc de cet arbre canadien-français, parfois malmené, est fermement planté en sol québécois, mais rappelons-nous aussi que ses racines et ses feuilles s’étendent bel et bien dans tout le Canada.

*Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur et non ses employeurs.

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